Voilà encore un groupe dinosaure qui s’en sort bien. Dans le théâtre souvent comique des reformations, ceux qui arrivent à sortir des albums pertinents ne forment pas la majorité. Financé via Pledgemusic, le 8ème album studio des Modern English est une vraie réussite, mineure mais précieuse à l’image de leur discographie qui gagnerait à être redécouverte au-delà de l’indépassable Mesh & Lace de 1981. A l’échelle de la new wave, le groupe de Colchester peut légitimement être considéré comme le chaînon manquant entre Duran Duran et Joy Division, soit une drôle de créature ambivalente et parlant plusieurs langues à l’aise dans le rock glacial comme dans la pop pétillante.
Ces jours-ci, The Modern English fonctionne à peu près comme un groupe pop à l’ancienne, c’est-à-dire une PME rock qui, en formation guitare, basse, batterie, voix, tente de composer des chansons enlevées et porteuses de sens. Les stigmates new wave ont disparu et s’il y a toujours un clavier et quelques effets synthétiques embarqué dans la production, le groupe de Robbie Grey n’est pas là pour surprendre ou innover sur le plan formel. Avec eux, tout se résume à des chansons, bonnes ou mauvaises. La malédiction qui les a frappés (heureusement) s’appelle évidemment I’ve Melt with You, single ravageur sorti en 1982, et qui, par son succès immédiat (ils continueront de le réenregistrer plus de dix ans après), a étouffé tout ce qui est venu après. Nul danger d’un tube instantané ici, les chansons sont bonnes mais ne devraient pas dépasser le stade du retour de flamme pour les fans nostalgiques et ceux qui s’intéressent aux monuments historiques.
Take Me To The Trees démarre poussivement par un You’re Corrupt, engagé et courageux mais pas de la plus grande légèreté. Il y a 35 ans déjà, le groupe évoluait dans la veine politique avec l’encore plus direct Dance of Devotion. Le titre est un grower cependant et gagne en impact au fil des écoutes. Gary Mc Dowell et Michael Conroy, à la basse et à la guitare, font déjà des miracles et tiendront la boutique pendant les dix chansons du disque. Robbie Grey, le chanteur leader, arbore désormais une splendide chevelure argent. Sa voix est merveilleuse, colorée par cet accent du Sud Est de l’Angleterre qui sonne toujours si parfait à nos oreilles. L’homme est un gentleman d’une intelligence remarquable et il n’est pas étonnant qu’on le retrouve ici tantôt en train de charger les politiques corrompue, ou à l’approche de la soixantaine se réclamer assoiffé par la nouveauté sur le magnifique et rimbaldien Trees. «I am almost there/ I want to do things i never done/ And the new day is here it has begun/ Take me to the sea / So that i can swim/ Take me to the trees / So that i can see on the bay » Ce morceau qui donne son titre à l’album emprunte sa rythmique au Heroes de David Bowie, une influence évidente ici. Les paroles sont magnifiques, projetant le groupe vers un futur (ces arbres, cette mer) ouvert et mystérieux à la fois, moderne et archaïque, qui rend parfaitement compte de la démarche de Grey et des siens. L’album regorge de titres de cette facture, marqués à la fois par un certain savoir-faire historique et presque un peu désuet (Moonbeam « you are like sunshine in my mind/ you’re like sunshine/ and you ‘re mine ») qu’il s’exprime dans le champ amoureux ou social, et néanmoins saturé de vie et d’énergie.
La section rythmique emmenée par l’impeccable Michael Conroy, l’un des plus solides bassistes anglais depuis 30 ans, au jeu hookien, donne à des morceaux plutôt passe-partout un allant et une dimension épique qui les subliment. Something’s going on tente de saisir l’air du temps et y parvient parfaitement, Robbie Grey exprimant avec justesse le sentiment de déphasage qui le trouble parfois. La musique de The Modern English évoque le temps qui passe, les valeurs qui s’effilochent, souvent par la voie métaphorique (Dark cloud, l’un des meilleurs morceaux ici). Le groupe parle de l’incompréhension, du sentiment de perdre pied avec beaucoup d’à-propos. Les morceaux sont racés, secs et sans gras. L’efficacité des titres est une vraie réussite. Les thématiques retenues (la frustration, la revanche, l’amour) placent l’homme au centre du jeu dans toute sa fragilité, ses émotions mais surtout sa façon de réagir ou de naviguer dans un monde devenu fou et qui semble bâti pour le dérouter. A tout cela, Robbie Grey oppose une résistance valeureuse, un flegme tout britannique qu’il décrit avec une certaine légèreté sur I Feel Small, par exemple, morceau presque badin, pop jusqu’au bout des ongles et qui n’est pas sans rappeler, chez nous, l’attitude mi-crâne, mi-désabusée d’un Alain Souchon. Un peu plus loin, l’impression que le monde va trop vite renvoie à l’expression d’une détresse plus angoissante. Un gouffre s’ouvre sur le formidable Come Out of Your Hole, chanson à nu, prononcée sur un arrangement minimaliste et comme au confessionnal. Le titre suffit à lui seul qu’on écoute cet album. Le refrain, incitant le dépressif à sortir de chez lui, agit comme un encouragement jusqu’à se transformer en harangue et en ordre pour le pays entier. Les instruments sortent un à un du trou et on finit sur les rotules et époustouflé au bout de la quatrième minute.
L’album, ce qui est là aussi une exception, garde ses meilleures cartouches pour la fin. Flood of Light qui suit est tout aussi saisissant et d’une force redoutable. Le groupe joue tendu et retrouve ce mélange d’énergie électrique et de sonorités pop qui faisait sa signature à ses débuts. Le chant de Robbie Grey est soyeux et claque comme un fouet. La production assurée par l’ancien MARRS Martyn Young donne une belle profondeur aux titres, les accompagnant de quelques effets synthétiques très réussis. En configuration plus intimiste, The Modern English apporte avec It Don’t Seem Right une conclusion sublime à cet album remarquablement équilibré et construit. Grey balade sa mélancolie et son sentiment d’injustice avec une classe folle, élevant comme sur Come Out of Your Hole, les foules et les cœurs dans son sillage.
On est globalement ici dans ce que la pop anglaise fait de meilleur : emballer avec intelligence, chanter la société à hauteur d’homme, perdre les pédales sans jamais s’arrêter de rouler. Ce retour est un retour gagnant. Pas éblouissant mais réjouissant pour sûr et réconfortant pour qui croit en la nature humaine.
02. Trees
03. Moonbeam
04.Something’s going on
05. Dark Cloud
06. Sweet revenge
07. I Feel Small
08. Come Out of Your Hole
09. Flood of Light
10. It don’t seem right
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