C’est devenu une mode, presque un passage obligé : célébrer les anniversaires (comptes ronds, tout de même) des albums devenus emblématiques. 10 ans, c’est encore un peu jeune alors on lui préfère 20, le bel âge. 25, le quart de siècle, est joliment symbolique. 30 marque une longévité qui commence à compter sérieusement. Quant aux 40 et plus, ils sont l’apanage de quelques grands noms devenus mythiques. En général, c’est sur scène que cela se passe. Tenez, l’un des derniers en date, ce sont les quatre plus tout jeunots d’Oxford qui viennent d’annoncer une tournée anglaise en avril 2022 pour célébrer les 30 ans (bon, 32 en vrai mais on n’est plus à ça près) de l’emblématique premier album de Ride Nowhere. Des concerts qui sont l’occasion de (se) faire plaisir, au groupe, un peu, au public, beaucoup. Cependant, les stratégies divergent : faire comme si on n’avait pas pris une ride et tenter de garder intacte la fraicheur de ces belles années insouciantes ou, au contraire, montrer comment ces morceaux ont su évoluer au fil du temps, au fil des tournées pour ceux qui de toutes ces années n’ont jamais quitté les setlists et comment le groupe se réapproprie les autres, un peu oubliés. Et puis ils sont quelques-uns à franchir le pas d’un réenregistrement complet, comme The Album Leaf qui a sorti il y a quelques semaines, en digital uniquement pour le moment, One Day XX, qui revisite 20 années après son séminal One Day I’ll Be On Time ou les estoniens de Pia Fraus qui sortent cet automne Now You Know It Still Feels The Same, réinterprétation version 2021 des 8 morceaux de leur premier album de 2001, Wonder What It’s Like et de quelques autres titres rares de la même époque.
A quoi bon ? La question est complétement légitime, surtout quand, comme les estoniens, la sortie prend la forme d’une véritable nouveauté avec toute la somme de travail de production que présente une sortie physique signée par Seksound, le propre label de Rein Fuks, âme à tout faire du groupe de Tallinn. En fait, tout est dans les titres. Alors que, jeunes gens nourris de noisy pop anglaise au début du siècle, ils se demandaient ouvertement en 2001 ce que tout cela aller donner, ils nous prennent à témoin 20 ans plus tard en affirmant à qui veut l’entendre que, vraiment, rien n’a changé. Bien sûr, il y a eu des départs, des arrivées ou des retours, mais l’essence du groupe dont Rein Fuks (guitare, chant), Reijo Tagapere (basse) et Kärt Ojavee (claviers) sont les membres constants depuis le début est toujours aussi inflammable. Now You Know It Still Feels The Same se conçoit donc plus comme un point d’étape qu’une façon de boucler une boucle encore loin d’être achevée. En 6 albums, le groupe aussi influent qu’influencé est parvenu à réaliser un certain nombre de rêves au gré de collaborations diverses comblant leurs ambitions de musiciens/fans de musique. Modernes parmi les modernes dans l’un des pays les plus connectés d’Europe, ils usent des réseaux sociaux où on les retrouve posant, ici avec Stephen Pastels, là avec John McEntire lors de l’enregistrement de leur dernier (véritable) album en date au Soma Electronic Studio. Une carrière menée à leur façon, en amateur éclairés, qui les aura vu progresser, passer de la stature d’un sympathique groupe noisy pop à l’un des fers de lance d’un mouvement que l’on sait dorénavant ancré dans le temps, long.
C’est toute cette dynamique qui se mesure à l’écoute de Now You Know It Still Feels The Same. Évidemment, l’exercice de style impose deux niveaux de lecture bien distincts. Le premier, réservé aux fans du groupe montre l’évolution du son de Pia Fraus, glissant assez subtilement de cette noisy pop académique à ce que l’on définira comme une dream pop plus contrastée. Si les structures des morceaux demeurent intactes, fidèles et conformes aux originaux, l’ambiance est moins à l’orage distordu que sur les versions début de siècle, mais plus riche, dynamique et lumineuse. La comparaison est assez simple à établir puisqu’il s’agit de glisser facilement d’une version à l’autre de chacun de ces 12 morceaux pour s’en convaincre. C’est ici qu’apparait alors le second niveau de lecture de ce disque, à savoir que si on ne l’avait pas dit, Now You Know It Still Feels The Same pourrait sans aucun souci passer pour le nouvel et septième album du groupe après le peut-être un peu moins réussi Empty Parks l’an passé qui manquait quelque peu de reliefs et d’envergure malgré la production chiadée d’un McEntire devenu californien depuis peu.
En revenant à ses bases autarciques, du moins celles du cercle habituel, ancestral et vertueux, quelque part entre Pärnu et Tallinn, Pia Fraus propose ni plus ni moins que l’un de ses meilleurs albums, le plus abouti en tout cas depuis After Summer en 2008, produit par Norman Blake. Cette combinaison de la fraicheur intacte de ses plus anciennes compositions avec un savoir-faire qui a, forcément, progressé génère une explosion sensorielle qui doit autant à l’interprétation qu’à la production. Si Pia Fraus a toujours eu cette aisance mélodique lui permettant d’écrire une quantité de mini-hits, ce premier album aujourd’hui revisité s’annonçait avec le recul comme un savoureux recueil de pop songs endiablées, joliment bruyantes et furieusement bien troussées. L’arbre How Fast Can You Love qui ouvre de façon tonitruante le disque cache bel et bien une forêt de chansons toutes plus emballantes les unes que les autres, un massif de haute montagne duquel émerge plusieurs points culminants à commencer par la cavalcade Moon Like A Pearl, sérieuse candidate quoiqu’un rien effrontée à un improbable top 10 du genre.
Moon Like A Pearl, l’originale
Mais la grande force des estoniens et de ce ré-engistrement est aussi de mettre parfaitement en valeur cette capacité à varier les ambiances et les tempos tout en maintenant la cohérence du disque. Après un début en trombe, la pause imposée par le superbe et léthargique In Mind puis le plus chaloupé Prig est complétement salutaire. Elle permet de reprendre un peu de souffle et de préparer une fin d’album de haut vol. Moins percutante et faisant plus la part belle aux claviers, elle montre la densité des compositions du groupe et sa capacité à produire des arrangements qui portent les chansons dans une dimension que ne reflète sans doute pas le relatif anonymat du groupe qui jouit cependant d’une renommée « indé » d’envergure mondiale. C’est sans doute là que réside le principal intérêt de cette relecture : montrer l’évolution stylistique d’un genre qui, s’il garde ses tenants d’une ligne purement noisy-pop, a chez de nombreux autres su évoluer d’une forme un peu brute, essentiellement basée sur des effets de guitares à des formes d’écriture et d’arrangement plus raffinées et subtiles.
Tout n’est donc pas complétement pareil. Mais ce qui n’a pas changé, c’est cette volonté d’aller de l’avant, de proposer sans cesse de nouvelles choses en conservant toujours cet esprit d’amateurs éclairés, animés du goût des belles choses bien faites, pour le groupe comme pour le label. Après un hiatus de près de 10 ans de 2008 à 2017, Pia Fraus entend bien profiter pleinement de sa deuxième vie, annonce d’ores et déjà sur ses réseaux s’être déjà remis en quête de nouvelles chansons et entend bien continuer de placer une petite épingle estonienne sur la carte de la pop indépendante internationale. La boucle est loin d’être bouclée.