Sparklehorse / Bird Machine
[Anti- Records]

9.7 Note de l'auteur
9.7

Sparklehorse - Bird MachineIl est toujours assez difficile de critiquer des albums posthumes. Il n’aura échappé à personne que Mark Linkous, l’homme derrière Sparklehorse, est mort il y a 13 ans maintenant après s’être tiré un coup de fusil dans la poitrine, en pleine rue, près de la maison de l’un de ses amis. On reçoit ainsi ces quatorze chansons sur lesquelles il travaillait au moment de son suicide comme un cadeau de dieu et une malédiction. Son frère Matt et sa belle-sœur Melissa (qui jouaient du violon pour lui en tournée) ont retrouvé des tas de cassettes dans les affaires de Mark et entrepris peu à peu de remonter son disque, sans qu’ils aient besoin de réinterpréter quoi que ce soit. Il semble qu’il y ait eu un petit travail de post-production et d’enluminures mais rien de majeur par rapport aux morceaux enregistrés en studio avec Steve Albini. Bird Machine sonne pour le coup comme un vrai disque de Sparklehorse, abouti et superbement équilibré. La production est épatante et on retrouve de bout en bout ce qui avait fait le charme (et la supériorité) des chansons de Linkous sur toutes celles de l’époque. On peut réécouter ainsi chaque disque de l’artiste et mettre celui-ci à côté sans aucune crainte : Bird Machine est bien ce qui tiendra lieu de sixième album de son auteur, pour aujourd’hui et pour l’éternité.

La malédiction qu’on ressent à l’écoute renvoie à deux phénomènes qui resteront sans réponse : qu’aurait-on pensé VRAIMENT de ce disque s’il était sorti en 2010 ou 2011 ? comment est-il possible de le recevoir aujourd’hui plus de dix ans après la mort de son auteur ? Comment ne pas surinterpréter les textes et leur prêter une survaleur dramatique ? On a ainsi du mal à écouter My Kind Ghost sans pleurer :

Oh where were you my kind ghosts when I needed you?
Oh where were you my kind ghosts when I needed you?

How could I have not noticed?
Drank whisky then water
How could I have not noticed
The hammers that done me in?
Lay with me my love
Lie awake in the magnolias
I swallowed the phantom
It forgot how to breath

Les textes de Mark Linkous sont d’une beauté fulgurante mais aussi d’une portée prophétique triste et presque lugubre. Bird Machine est un album incroyable, brutal et qui sonne tellement comme du Sparklehorse qu’on ne peut que se replonger sans a priori dans la continuité d’une oeuvre qui est presque sans tâche depuis le génial Vivadixiesubmarinetransmissionplot de 1995 jusqu’au presque posthume Darknight of The Soul, l’un des plus grands disques collaboratifs des trente dernières années. Bird Machine établit une synthèse presque parfaite de ce qu’a réalisé Linkous durant son passage parmi nous : des titres explosifs géniaux comme le It Will Never Stop, musculeux et rock, qui ouvre le disque, des miniatures brillantes et psychédéliques comme le très Love, Falling Down ou le DIY bancal et somptueux de Hello Lord, des merveilles beatlesiennes comme Evening Star Supercharger et même des reprises pétantes comme le chouette Listening To The Higsons de Robyn Hitchcock.  On peut citer, pour faire bonne mesure, le tube instantané et 100% indé qu’est I Fucked It Up, morceau joueur, programmatique et qui défie déjà la mort à venir mais aussi souligner à quel point la chanson The Scull of Lucia nous fait frissonner de joie et de peur mêlés.

Don’t hold my hand across the sand
Never had no father
Showed me to water
For you to drink
Like that old thing
Some are born
To sweet the light
And some are born
To endless night

La délicatesse des arrangements se marie à la perfection à la voix presque enfantine et désolée du poète, sublimant un texte aux qualités poétiques sidérantes et dépassant assez largement le champ de la pop music. Le prodige se répète sur le final d’un disque qui laisse exploser la fragilité de l’homme avec l’instrumental Blue et l’ultime sursaut d’un Stay implorant et résigné. « Stay for the day« , c’est tout ce qu’on retient ici, comme s’il s’agissait de gagner un seul jour contre la mort qui vient, un seul jour contre la dépression et la déferlante de peine qui broie et écrase. On pense à l’écoute de ce final aux morceaux à l’os des derniers Television Personalities. C’est la même malédiction qui gagne, ce même mouvement d’une vie et d’une œuvre qui s’effilochent devant nos yeux et atteignent des sommets au hasard des bourrasques.

Il y a ainsi une vraie difficulté à recevoir ce chef-d’œuvre du minimalisme indé et suicidaire sans céder à une sorte de frousse devant les gouffres qu’il dévoile. La musique de Sparklehorse est par définition une musique du fragment, de l’éclat. Elle navigue entre les genres, sonique puis muette, flamboyante puis toute nue, dominante puis soumise. C’est une musique bipolaire, totale et sublime dans cette capacité à ne rien dire d’important ou de définitif. Bird Machine nous aide à cet égard à comprendre ce qu’on avait fait qu’imaginer à l’écoute, répétée et continue des autres disques, compulsive presque ces dernières années, des lives et des eps, des compilations et des disques originaux : il n’y a rien avant et après la mort, rien à comprendre ici. Le fragment ne cache pas un tout qui se révélerait si on parvenait à assembler/rassembler les morceaux. Il n’y a pas de sens caché, pas de message, rien de rien. Juste un fragment volé au néant, un éclat de vie et de son qui résonne dans le Grand Noir du monde.

Bird Machine est un grand disque qui s’écoute au présent. Un grand disque qui n’est tourné ni vers le passé, ni vers le futur (puisque celui-ci ne peut pas exister). C’est un disque de l’instant qui s’énonce presque comme tel sur la chanson la plus banale et anodine du lot : Daddy’s Gone. Linkous chante presque avec la voix de Marc Bolan. Cela ne nous avait pas frappé avant. Il s’adresse au fils/à la fille qu’il n’aura jamais et annonce son départ pour le travail :

Daddy’s gone
Daddy’s gone to go to work today
To make a little money
He gotta get paid

When you lay your head
On your pillow, I’ll be gone
I’ll be gone
Will you breathe your dreams
To your pillow like a song
I woke up and all my yesterdays were gone
Close your eyes
Close your eyes until your dreams arrive

C’est dans cette sensation simple, élémentaire et presque proustienne du regard qui se ferme et appelle les rêves à lui que réside sûrement la vérité fuyante de Mark Linkous. Bird Machine est un chef-d’œuvre mineur, un autre.

Tracklist
01. It Will Never Stop
02. Kind Ghosts
03. Evening Star Supercharger
04. O Child
05. Falling Down
06. I Fucked It Up
07. Hello Lord
08. Daddy’s Gone
09. Chaos of the Universe
10. Listening to the Higsons
11. Everybody’s Gone to Sleep
12. The Scull of Lucia
13. Blue
14. Stay
Liens

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