Travaillé en famille et en autoproduction, le nouveau EP de Gelatine Turner sonne la réconciliation entre la chanson française, poétique et attentionnée, et les sonorités rap/trap/ambient du moment.
GEL avait posé un jalon fondateur. Derrière les Nuages réussit le demi-prodige de parler aux amoureux des textes bien écrits, des sentiments finement mis en scène et de ceux qui recherchent une forme d’excitation purement musicale. Je l’ai vue en rêve à l’ouverture donne le ton avec sa mise en son cinématographique de toute beauté. Le titre installe d’emblée un univers onirique, fantastique et en même temps proche de nous. « Escorté par les oiseaux de lune, la voix des songes est remplie d’imprévus. J’ai voulu m’excuser, tu ne m’as pas entendu. La nuit ne fait pas de trêve aux blessures. Je l’ai vue en rêve. Et son image m’échappe égale au vent léger. » Romain Audoynaud prend le temps d’exposer ses états d’âme et offre, à travers ces nouveaux morceaux, un visage sensible et à fleur de peau de la masculinité. Les rythmiques sont frappées comme en sourdine, trip-hop dans l’âme et mélancoliques jusqu’au bout des beats. La voix est comme ralentie par un poids invisible, tandis que les images à la fois naïves et hermétiques définissent un territoire indistinct et hautement poétique.
Tout n’est pas formidable ici. Encore que… Certaines formules sonnent creux mais l’ensemble touche au coeur, renvoyant au sentimentalisme intelligent de la chanson française, initié par Dominique A et quelques autres (les Occidentaux par exemple), que l’on croyait avoir laissé quelque part dans les années 90. Ciel est abscond et désolé comme on l’aime. Le narrateur cherche à lire l’avenir en regardant les oiseaux qui volent dans le ciel. Cette technique antique est ressuscitée ici à plusieurs reprises avec beaucoup d’émotion pour prédire la catastrophe à venir et souligner la vanité de l’existence. Toute la pluie tombe au même endroit est le morceau le plus solide des six titres. C’est une composition superbe et délicate qui fait écho aux univers passés et cafardeux, mais aussi légers et souriants, de Jean Bart et Jérôme Minière. Il y a chez Gelatine Turner un sens des mélodies qui n’est pas aussi affûté et efficace que chez ces deux autres mais qui est en partie compensé par l’intensité de la livraison et par un don inné pour la création d’atmosphère. Le beatmaking de Pierre Audoynaud est précis et refuse tout spectaculaire. Cela crée un climat assez particulier, sophistiqué et cohérent, mais qui peut paraître parfois éteint ou indistinct au premier abord. C’est un leurre : Derrière les Nuages (la chanson) sonne plus grave et tendue. On pense aux premiers Archive pour le montage des sons et la progression contrariée. Une voix féminine intervient régulièrement pour commenter ou lier les séquences. Son apport est décisif et donne à l’ensemble une portée épique que la musique récuse généralement. La montée sur le titre éponyme est sublime et toute en délicatesse, soulignant la subtilité de l’ensemble.
Le EP, malgré les apparences, affiche une belle variété de nuances et de tons. Entre la tristesse, la mélancolie et une forme de légèreté désabusée (Comme le Cerf Volant), Derrière les Nuages sent l’amour et la tendresse, raconte la famille et l’amour, la chaleur humaine et l’attention à l’autre, avec beaucoup de justesse. « Nos convictions s’accordent entre elles. L’harmonie sur un fil tendu. Ensemble sur la contre-allée, je ne crains rien en sa présence. » La musique de Gelatine Turner porte sur elle une éthique de la résistance et de l’effort inutile, comme si l’auteur était conscient sur chaque note du caractère dérisoire de ses tentatives. Il y a une beauté manifeste à revendiquer une telle modestie, une telle insignifiance. Les chansons flottent et restent en mémoire, glanant à chaque réécoute une position de plus, pas à pas, jusqu’à hanter l’auditeur. On n’est jamais certain de comprendre de quoi parle Audoynaud mais assuré, si on l’écoute attentivement, d’entrer à un moment ou un autre, en résonance avec ce qu’il essaie d’exprimer.
C’est dans cette indécision, dans cette volatilité des sentiments, que Gelatine Turner marque des points et continue de s’affirmer comme l’un des groupes les plus précieux et passionnants du moment. Gentiment passionnant, tranquillement intrigant et aussi inépuisable, Derrière les Nuages peut se fréquenter sans cesser d’étonner.
02. Ciel
03. Toute la pluie tombe au même endroit
04. Derrière les Nuages
05. Comme le cerf-volant
06. Des vertiges, des mirages
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