Les bons disques joyeux se comptent sur les doigts d’une main. Les très très bons n’existent quasi pas. La musique pop et indé a toujours prospéré sur les ruptures, les chagrins d’amour, la solitude et la dépression, le combat et l’adversité, moins sur la camaraderie, le soleil, l’amitié et la bamboche, même si ces notions sont un peu plus présentes dans le champ des musiques électroniques. C’est dire si le projet de Hifi Sean et David McAlmont était casse-gueule : sortir à quelques mois d’intervalle (via Plastique Recordings) un diptyque intitulé Daylight (joyeux, lumineux) et sa « sœur jumelle » Twilight (plus sombre et mélancolique, sûrement), là où beaucoup se seraient contentés de mélanger les deux.
On ne va pas revenir ici sur toute l’histoire de ces deux hommes, qui, on le rappelle, seront pour la première fois ensemble sur une scène française à l’occasion de notre festival Outsiders (le 16 octobre, en tête d’affiche), mais impossible de ne pas se souvenir qu’on est en présence d’une association exceptionnelle. Les deux hommes se connaissent d’assez longue date mais n’ont signé jusqu’ici qu’un unique album merveilleux, Happy Ending, salué partout comme un chef-d’œuvre soul aux sonorités mi-baléariques, mi-new-yorkaises. La rencontre artistique a été si forte que le duo s’est retrouvé quasi immédiatement à composer et composer au point de projeter ces deux nouveaux disques, dont le premier vient de sortir, et qui précèdera donc un troisième album en février 2025. Dans l’intervalle, le compositeur en chef, Sean Dickson (57 ans) aka Hifi Sean, multiplie les remixes et continue d’écumer les scènes du Royaume-Uni à la tête de son ancienne franchise indie, The Soup Dragons (« i’m free to do what i want to any all time« , vous vous souvenez ?). Il est marié à un homme, après un premier mariage heureux qui lui a donné un enfant, et connaît une nouvelle jeunesse dans une double réinvention comme homme gay et artiste électronique. David McAlmont (57 ans) est à sa manière plus discret. Vocaliste incroyable, il a été notamment brillé en duo avec l’ancien Suede Bernard Butler pour un album somptueux… en 1995. Ses contributions sont toujours éblouissantes et son live à Leicester Square en 2011 (CD et DVD) est l’un des disques de soul contemporaine les plus fabuleux de ces trente dernières années. Il est accessoirement essayiste, spécialisé dans les mouvements culturels et architecturaux, a chanté Bowie, James Bond (avec David Arnold) et ébloui de son talent des dizaines de standards jazz ou pop.
Le parcours des deux hommes ne dit finalement qu’une chose : le duo est expérimenté mais surtout au sommet de son art et de l’expression de sa liberté, sociale, sexuelle, intellectuelle. C’est ce qui rend Daylight si fougueux, généreux et enivrant : l’idée que cette musique ne souffre d’aucune limitation et se déploie, en apesanteur, sans être freinée ni par l’industrie du disque (Hifi Sean a son propre label Plastique Recordings), ni par quoi que ce soit d’autre. Daylight agit ainsi comme une formidable bouffée d’oxygène autour d’un cocktail qui mêle électro à dominante solaire et baléarique (mais il a aussi des échos new wave, pop, synth-pop) et une soul interprétée par l’une des voix les plus incroyables de ce demi-siècle. Sur le papier (disons sur le vinyle, le CD, ce que vous voulez), cela donne une collection de douze titres qui vous donnent envie de danser au soleil dans le plus simple appareil, de prolonger l’été au bord de la piscine, de baiser avec tous vos amies et amis (consentants et majeurs) mais aussi de vous replonger dans la double histoire de la black music et du clubbing. L’hédonisme qui peut effrayer n’est jamais ici idiot ou outrancier, mais accompagné d’une profondeur, d’une sensibilité permanente et vertigineuse qui tourne la tête et confine à l’expression du (désir) sacré.
Le disque s’énonce, par delà cette analyse intellectuelle de haut vol (sic), comme ce qu’il est : un manifeste en efficacité et en immédiateté. On a déjà parlé de la magie d’un Sun Come Up, chanson étendard d’un disque qui repose sur les caresses d’une voix d’or et des progressions de livre d’école. Il y a des chœurs gospel, des images qui galopent, des temps faibles et des temps calmes, un fond de brise qui glisse sur le visage, une aspiration à s’élever dans un paradis des sens. C’est à la fois angélique (l’envolée de McAlmont autour de la 2ème minute est assez dingue et Princienne) et presque bourrin dans la manière d’aborder le refrain. On retrouve cette capacité à dire les choses sans affèterie dans le splendide Coalition, l’un des tubes du disque, chanson sans double fond, joviale et infiniment amicale.
Le travail de Hifi Sean est rarement révolutionnaire mais tout du long d’une précision et d’une vitalité féroce. Les compositions sont variées, inspirées, évoluant sur une ligne claire sans cesse agitée d’éclairs et gimmicks qui agissent comme des épices sur des motifs ultra lisibles. You Are My est mélodramatique et économe. Meantime sonne comme une composition sublime et délicieuse excavée depuis les coffres-forts de Paisley Park. On ne peut régulièrement s’empêcher de rapprocher la voix et les engagements de McAlmont de la voix et du style de Prince. On est souvent à ce niveau là côté voix. Hifi Sean n’est pas en reste et compose des titres complexes et plus riches qu’il n’y paraît. On fond sur un Golden Hour qui mêle habilement balade et dance. On pleure et on se berce d’illusions sur Sad Banger, morceau de quasi trance mélodique qui renvoie à la mélancolie des soirées club finissantes. C’est beau et juste, presque triste ici mais d’une désolation qui gonfle le cœur et donne envie de remonter au front.
La seconde moitié de l’album est encore plus virevoltante et surprenante. On s’amuse de l’énumération technologique d’un USB-USC joueur et synth-pop en diable. On se balance nonchalamment sur le classicisme solaire et groovy d’un Summery tout en savoir-faire avant de s’immerger complètement dans un final dominé par la puissance évocatrice d’un Living Things qui est l’un des titres les plus subtils et intelligents du disque. « I don’t have good thoughts to think so let’s big up the living. », chante McAlmont en faisant l’apologie d’une vie qui ne serait pas pourrie et ralentie par le poids des pensées. L’enchaînement avec Celebrate est irrésistible. « My instinct for survival is to celebrate. » Mon instinct de survie me commande de faire la fête ! Jusqu’à la voix synthétique à la FGTH, tout est parfait ici. Hifi Sean est un producteur compositeur qui ne sombre jamais dans la facilité des effets et des sons. Sa musique de club est millimétrée, à des lieues de la vulgarité ambiante, suggestive, pointilliste presque. Le disque se referme sur un The Show qui est une synthèse parfaite du disque, habile, ample et emballante.
On se demande à l’écoute de ce disque pourquoi on n’a pas passé notre vie en boîte, c’est dire. Pourquoi on préfère la campagne à Ibiza. Pourquoi on préfère les nuages aux grosses chaleurs. Pourquoi on a si peu fait usage de notre liberté. Pourquoi on se sent si jeune et si vieux à la fois. Pourquoi l’angoisse et pourquoi la joie. Pourquoi le corps et le désir. Daylight est un grand disque euphorique et solaire évoluant aux marges de ce qu’on écoute (pas) d’ordinaire mais sans qu’on se demande, comme lorsqu’on écoutait des disques de New Order, si c’est bon ou mauvais.
Il interroge par sa qualité et son aboutissement nos goûts et notre vie entière. C’est l’un de ses effets secondaires et pas le moindre. Il procure un sentiment de chaleur, de vitalité, une envie de s’échapper pour déborder partout qui est inédite et révolutionnaire. « Let The Show Go On. Make Your Heart Beat Faster ».
02. Sun Come Up
03. Coalition
04. You Are My
05. Meantime
06. Golden Hour
07. Sad Banger
08. USB USC
09. Summery
10. Living Things
11. Celebrate
12. The Show
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