Low Down : jazz, came et autres contes de la princesse Be-Bop / A.J Albany
[Le Nouvel Attila]

Low Down : jazz, came et autres contes de la princesse Be-Bop / A.J Albany« Joe Albany était un grand pianiste de jazz. Telle était l’opinion de Charlie Parker, Lester Young et de quantité d’autres musiciens qui jouèrent avec lui. Au début des années quarante, il fut l’un des premiers musiciens à faire sortir le jazz du carcan du swing, participant à la création de ce qu’il serait convenu d’appeler le be-bop. J’étais moi-même pétrie d’admiration devant le talent de mon père, et je lui vouais un amour totalement démesuré, comme seul l’amour filial peut l’être. »
L’avant-propos de Low Down, le récit autobiographique d’Amy Jo Albany, fille du pianiste renommé Joe Albany, dit à peu près tout ce qu’il faut savoir sur ce pianiste de génie, qui entre ses débuts en 1944-45 et sa mort en 1988, à l’âge de 63 ans, côtoya et joua avec les plus grands noms du jazz, jusqu’à faire partie intégrante de l’histoire de cette musique. Tout ? Presque tout, si tant est que cette qualité fasse d’Albany quelqu’un de particulier (on pourrait en dire à peu près autant de tous les types de l’époque), Albany était aussi un foutu drogué, un type qui traversa sa carrière, la vie entière (et celle de sa fille en particulier) avec un… singe sur l’épaule, les bras, les plantes de pied. Albany, et c’est ce que raconte ce livre, aura été autant un grand pianiste qu’un (petit) drogué. Low Down raconte le père à travers les yeux (et les oreilles – car il y est pas mal question du pouvoir d’ensorcellement de la musique) d’Amy Jo, enfant lorsqu’abandonnée par leur mère (une alcoolique au dernier stade, magnifique et tout aussi perdue), la jeune fille partage une petite chambre appartement (la première, la deuxième, troisième, au fil des déménagements et des errances) avec son père ce héros. Il se dégage de ces mémoires une quantité d’amour considérable qui fait de chaque petite séquence un trésor d’affection et de tendresse. Amy Jo se garde bien de critiquer son père, incapable de juger les comportements de celui qui fait « de son mieux » pour la protéger et dont l’amour qu’il a pour elle l’emporte sur à peu près toutes les mésaventures dans laquelle il se fourre (et elle par la même occasion). Avec ce portrait du père en junky, c’est tout un paysage musical qui s’éclaire pour nous : celui des véritables débuts du jazz d’après-guerre, lorsque le genre quitte les terres du swing pour devenir une musique « sérieuse », plus uniquement tournée vers le divertissement ou la dance. Albany intègre le milieu en 1945-46.

Papa Shoot

C’est à ce moment-là qu’il « affronte » en duel le grand Charlie Parker, récit qu’il servira toute sa vie durant, qu’il croise le jeune Miles Davis et s’impose comme une valeur montante du genre, au point d’enregistrer assez vite un premier album pour Riverside. Le reste est artistiquement plus pénible à suivre : Albany traverse les années 60 et les années 70 en pleine crise. L’héroïne est partout. C’est le cœur du récit de sa fille : il multiplie les rencontres amoureuses, les mariages foireux, s’exile parfois en Europe, passe par la case prison, joue au chat et à la souris avec l’agent qui est le garant de sa liberté conditionnelle. Il y a des scènes effrayantes et épatantes dans ce Low Down : des scènes où des loques humaines tombent dans la poussière avec classe, des scènes où l’on baise avec frénésie, d’autres où on oublie où on habite. Amy Jo est une narratrice en morceaux (les séquences font rarement plus de 2 ou 3 pages), comme l’enfant qu’elle a été. Cette forme courte sied à merveille à ce qu’elle raconte qui n’aura été au final qu’une succession de scènes d’anthologie, probablement traumatisantes, et dont elle sort avec une personnalité un brin… modifiée. Dans cet authentique maelstrom d’époque, et assez paradoxalement, la figure du père sort presque intacte, puisqu’il est protégé par son art et par ce qui lui reste d’esprit de responsabilité. Albany surnage, joue dans des clubs miteux. Les jours de fête il fait des emplettes et devient un père presque normal. Joe la classe. Lorsque tout va mal, il s’enferme et monte au ciel. On peut faire un parallèle entre ce livre magnifique et le Comme si j’avais des ailes de Chet Baker, qui en est une sorte de double poétique. Albany et Chet Baker se sont croisés à de multiples reprises en Europe dans les années 70 notamment. Les deux hommes qui partageaient le même mal (le génie) écumaient alors les clubs européens où les cachets étaient meilleurs et où le jazz avait acquis la reconnaissance culturelle (élitiste) dont il manquait encore aux Etats-Unis.

La légende

Derrière le père et le pianiste, Low Down est aussi un roman d’initiation pour sa fille. Et quelle aventure ! Des fuites aux amourettes avec un nain acteur de porno, des clubs sordides au viol par un oncle, la vie d’Amy Jo n’est pas un long fleuve tranquille. C’étaient les années 70. A l’américaine, ne pointe pourtant à aucun moment de regrets ou d’instants de désespoir. Amy Jo n’est qu’amour et positivité. Malgré tout ce qu’ils traversent, la vie merveilleuse et tragique d’Amy et Jo Albany est un feel good book formidable et un témoignage bouleversant sur la vie de ces immenses jazzmen, dont la musique leur laissait entrevoir un ailleurs qui rendait la vie sur terre insupportable. Albany n’abusait pas de la drogue pour stimuler sa créativité au piano. Il en avait besoin pour continuer à jouer quand il ne jouait pas, pour supporter le présent. La vie est rude quand on sait ce qu’il y a derrière et au-dessus, et qu’on nous oblige à la vivre. Joe Albany est mort à 63 ans. Il n’était jamais vraiment redescendu.
Ceux qui auront aimé le livre pourront (ou pas) jeter un œil sur l’adaptation cinématographique qui en a été faite en 2014 avec un joli casting (Glenn Close dans le rôle de la mère du pianiste, Elle Fanning, Amy Jo, et le magnifique John Hawkes pour interpréter Albany lui-même). Flea des Red Hot Chilli Peppers fait aussi partie de la distribution (il a coproduit). Le film tient sa place même s’il manque de rythme et du piquant du livre. L’âge de la comédienne nous prive de la parole enfantine de l’Amy Jo du début et c’est le plus gros sacrifice qu’impose cette adaptation. Pour le reste, cela se regarde sans trop de mal. On peut faire le trajet dans l’autre sens (le film, puis le livre) mais c’est plus incertain.

Discographie sélective
The Right Combination (Riverside, 1957)
This Is For My Friends (Musica, 1976)
Joe Albany Plays Gershwin & Burton Lane (Musica, 1977)
Live in Paris (Fresh Sound, 1977) avec Alby Cullaz et Aldo Romano
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