Parler d’un album d’ambient, avec des mots, n’est pas l’exercice le plus aisé, on en conviendra. Parler en bien de lui, c’est encore une toute autre affaire, tant les albums instrumentaux pullulent, la faute a un coût de fabrication abordable aujourd’hui et à une démocratisation excessive d’envies créatives qui devraient parfois restées sur un disque dur, la dimension indie de la chose (une pochette horrible de paysage, un petit label minuscule dans le fin fond de l’Arkansas mondialement écouté par trois péquins en bermuda dans leur garage) faisant souvent office de cache-misère créatif. Pourtant, Total Blue de Total Blue (le trio Nicky Benedek, Alex Talan, Anthony Calonico) est la surprise jazz que l’on n’attendait plus cet été plus pour passer au bleu.
Silence, ça pense
Goûter à la quintessence de ce genre d’album requiert un complet abandon de soi. Pas de connerie new age, on le jure! Mais nous passerons néanmoins par l’alchimie des sensations insufflées. Nous devenons protons, nous diluons. C’est la grande classe, sans esbroufe ni boursouflure : sobrement excessif et excessivement sobre, la cause au souffle baroque des synthés. On est moins à l’aise pour aligner les références ici, mais nous reviennent les étranges échos d’albums 80’s, le climat des productions ZTT de Trevor Horn (notamment pour ses travaux avec les albums Slave To The Rythm de Grace Jones, Welcome To The Pleasuredome de Frankie Goes To Hollywood et les plus connus de Seal, ainsi que Art Of Noise), et pourtant, nous sommes en des contrées plus reculées et impénétrables que la pop encore. Pas si loin, mais loin tout de même de quelques milliers de kilomètres, des bords de house de St. Germain et de I:Cube, ses quais de Seine de brume blanche.
Il y a des éclairs de guitare dans Total Blue, ils brillent dans leur ciel d’acier. Les grands espaces appellent leur conquête uniquement par nos yeux : roches, plantes et silence. Nos sens sont altérés, l’oreille devenant sensible à tout un infra-monde se dénudant avec pudeur, au souffle contemplatif de la terre. C’est la fête du vent et des éléments, de l’impermanent et du confiant mouvement. Il est fou de constater comme la « machine » (le clavier synthétique) est à même de rendre mentalement palpable un état de nature, sa vastité et son indifférence d’or. C’est elle qui nous chante le secret des vastes étendues. Les corps et voix ne sont plus; les mots n’ont plus vraiment ici leur importance, atteignant leur derniers retranchements dans leur titre. Heart Of The World est une leçon d’hypnose et d’ésotérisme en soi. Nous tentons de pénétrer des sonorités aux messages secrets transmis par d’autres entités sœurs de nous mais invisibles, mais en vain, car nous sommes à la frontière du non-être, la douce musique des animaux et gouttes perlant sur la gorge des bambous. La feuille s’enroule dans l’eau, eau s’embourbant dans la tourbe par le fruit du hasard, et tout semble dit, le petit trouvant sa place dans le grand.
Les portes de l’imperception
Total Blue a aussi ses allures de films que l’on n’a jamais vus ailleurs qu’en notre sommeil. On ne peut s’empêcher néanmoins de songer, par moments, à l’impressionnant Flying Wig de Devendra Banhart, à ces dunes de sable bleutées peignées par Cate Le Bon. Bone Walk rappelle quelque peu nos heures de plonge dans Le Grand Bleu composé par Éric Serra. Les créations des hommes ont leur place, comme termitières et ruches, mais elles sont invitées à se taire humblement, comme ces bretelles d’autoroutes vides qui demeurent, la poésie des fantômes qu’elles charrient. On aimerait entendre plus d’albums de cette sorte, ceux sondant des images de rêves, car comme évoqués précédemment, beaucoup trop stagnent à la fainéantise. On est bien mieux dans cette jungle amnieutique que sur l’Amazônia de Jean-Michel Jarre, trop sèche et infertile. D’une piste à l’autre, nous traversons des paysages sonores divergents, dont l’altérité étage et densifie le voyage. Le somptueux Dorian Dial fait comme l’effet d’un nez-à-nez privilégié et matinal avec les grands masques du Quai Branly. Délaissant nos a-priori sur l’art primaire, les masques tombent dans leur majesté interrogatrice : les fantômes ont à nous murmurer. C’est l’heure chamanique…
On a l’impression d’une robinsonade apaisée où la nature n’est jamais aussi nocive que dans le mystérieux roman de Michel Bernanos, La Montagne morte de la vie, ni si innocente; juste fidèle à elle, sans tromperie sur la marchandise. Pas de morale ni d’histoire à sonder ici-bas; et si celles-ci existent, elle sont plutôt à chercher au fond de notre cave thoracique que dans le déferlement hasardeux d’éléments, en-deçà de la surface. Un peu comme le héros du film d’animation La Tortue Rouge, on s’abandonne à une extase qui nous dépasse, ouvrant les douves de notre fort intérieur. Total Blue s’apprécie en ne faisant qu’un avec ce limon nébuleux et luminescent qu’est l’essence de nos imaginaires.