Il y a chez beaucoup d’artistes, de musiciens notamment, un fort attachement aux racines qui contraste d’ailleurs souvent avec l’idée d’avoir voulu ou dû aller faire fortune à la capitale. On est loin pourtant du rat des villes et du rat des champs, surtout dans une Angleterre à la concentration urbaine féroce héritée de son passé industriel jusque dans ses coins les plus reculés. Richard Adams n’a jamais vraiment bougé du Yorkshire. Comme d’autres, il est lui aussi attaché à ses terres et se contre-fiche que cela ait pu être un obstacle à la réalisation de ses aspirations musicales forcément mesurées et modestes. Il en est même devenu, pour qui s’attache un tant soit peu aux à-côtés de la musique (vous savez, tenir une pochette de LP entre les mains, en scruter avec minutie détails et notes, ce genre de choses), un formidable ambassadeur à travers les dizaines et les dizaines de photos qui ornent ses disques depuis les débuts de Hood aux côtés de son frère Chris. Une formidable iconographie qui documente villes et campagnes du nord de l’Angleterre à la manière de notre ARN national : ni exagérément beaux, ni outrageusement laids, les paysages qui ornent chaque étape de la désormais impressionnante discographie de Richard Adams, deviennent indissociables de sa propre identité musicale.
La somptueuse pochette de Really Early, Really Late, le nouvel album de The Declining Winter que sortent le local Home Assembly Music et l’irlandais Rusted Rail pour la version cassette ne déroge pas à cette règle. Même si on les traverse sans s’arrêter, les champs de blés mûrs ou déjà moissonnés s’étendent sur des hectares de paysages vallonnés et ne retiennent pas le regard qui se perd à l’horizon, à l’orée des bosquets ou sur les traditionnels pylônes à présents rejoints, signes des temps obligent, par quelques éoliennes géantes. Avec notre regard, c’est tout l’esprit qui se laisse emporter par le pointillisme pastoral d’un Declining Winter redevenu cette fois clairement un groupe de pas moins de 12 musiciens entourant à un moment ou un autre Richard Adams. Pop, folk, post-rock, jazz ou un peu de tout cela à la fois ; la troupe chemine paisiblement sur les chemins agricoles de ce Yorkshire ensoleillé et nous entraine dans ce qui est sans doute à ce jour une des plus belles balades champêtres à laquelle les anglais nous aient conviés.
Si Really Early, Really Late irradie de la première à la dernière note de cette mélancolie toute britannique habituelle lorsque décline l’hiver, rarement sans doute avait-on senti un Richard Adams si apaisé. Il y a dans ce nouvel album tous les signes d’une recherche personnelle, ce chemin de St Jacques intime que d’autres ont parcouru avant lui ou parcourent encore à la recherche d’un improbable aboutissement musical. Un comble probablement pour des musiciens que l’on imagine volontiers éternels insatisfaits. L’aventurier sur les traces duquel on se glisse s’appelle ici Mark Hollis, auteur avec Talk Talk de l’incommensurable Laughing Stock en 1991 et qui a plus encore sondé les voies vers la note parfaite avec son album solo et éponyme en 1998. Deux balises incontournables sur le chemin d’une certaine idée de la perfection qu’empruntaient par le passé Bark Psychosis ou Movietone, contemporains de Hood et sur lequel on croise encore de vieilles connaissances comme l’infatigable marcheur, Bobby Wratten arpentant à présent les sentiers sous le nom de Lightning In A Twilight Hour ou encore Epic45 avec un Ben Holton de passage par ici pour faire part de son toute son expérience dans cette belle quête d’intime.
Ici, comme chez les autres, il faut prendre le temps de lire entre les notes, de les laisser s’étirer à leur guise, sans être le moins du monde effrayé par les silences qui pourraient s’immiscer. Richard Adams ne remplit pas, il déblaye, il élague et, malgré cet entourage pléthorique, ne cherche jamais à empiler plus que de raison. En découvrant Really Early, Really Late, on est captivé par le sentiment d’entrer dans un disque où chaque élément est à sa place, où chaque note, chaque partie instrumentale découle d’une mise en place murement réfléchie en fonction de ce qu’elle pouvait apporter. De façon assez limpide, le disque se met en place autour de la guitare et de la voix de velours de Richard Adams, généralement plus susurrée que chantée, s’accommodant souvent du rythme paisible de la ballade en étirant les mots comme s’étirent les notes. Sarah Kemp et son violon font office de garde rapprochée, rares membres à peu près permanents de The Declining Winter, le groupe, même si, là aussi comme les autres, ils savent quand vient le moment s’effacer et laisser un peu de place. A une superbe clarinette qui vient illuminer la seconde partie d’un Song Of The Moor Fire pourtant bousculé par une batterie déstructurée ; au hammered dulcimer du compère Joel Hanson exceptionnellement échappé de l’autre groupe de Richard Adams, Memory Drawings sur The Fruit Of The Hours proche de l’univers d’un autre chercheur d’intensité suspendue, Matt Elliott ou encore à un piano erratique qui hante un …Let These Words Of Love Become The Lamps That Light Your Way final aussi sombre que son titre est porteur d’espoir.
Puis, parfois, les morceaux s’allongent et prennent, tout en restant dépouillés, une ampleur dont la consistance mélodique et harmonique porte le disque vers de véritables sommets. Le très jazzy Really Early, Really Late (le titre) est une plongée abyssale dans L’Esprit de l’Eden telle que nous ne l’avions plus vécue depuis bien longtemps, déflagration free comprise. D’une beauté somptueuse, Project Row Houses est faite pour s’écouter un soir d’été, assis un pré, le regard portant au loin sur collines aux blés balayés par le vent et l’enchainement avec This Heart Beats Black, morceau sur lequel plane l’esprit du dernier album d’Epic45 devient juste magique. On est alors paré pour affronter les dix minutes de How To Be Disillusioned qui démarrent lentement, très lentement sur quelques notes de guitares réverbérées sur lesquelles quelques entrelacs majestueux viennent se dessiner à l’infini, ou presque. Le morceau semble s’achever dans une boucle qui s’éteint à petit feu lorsque soudain, il redémarre sur une rythmique qui nous fait passer du chemin de terre au chemin de fer, machine vrombissante lancée à toute vapeur dans la campagne d’une révolution industrielle déchue dont il reste encore quelques traces qui structurent les paysages comme cette batterie structure cette fin de haute volée.
S’il arrive de se perdre un peu dans l’imposante discographie de Richard Adams pour qui l’écriture semble être un besoin vital, elle est néanmoins balisée par des temps forts, le séminal Goodbye Minnesota, Home For Lost Souls, Belmont Slope ou à présent ce dernier qui rendent à « l’album » son sens originel, celui d’une collection de titres imaginés, conçus, enregistrés et assemblés dans l’idée de former un tout cohérent qui raconte une histoire. Pourtant, que ce soit avec Memory Drawing ou The Declining Winter, Richard Adams a toujours dû depuis toutes ces années, aux yeux des autres, composer avec ce qu’il fut, la moitié pensante d’un groupe devenu essentiel par les balises incontournables disposées aux carrefours les plus importants de la musique pendant une douzaine d’année, au tournant des deux siècles. Mais ici, le cheminement tout autant musical que paysager, autant spirituel que géographique dégageant une incroyable plénitude, véhiculant des images et des sensations intenses fait qu’on voudrait croire qu’enfin, avec Really Early, Really Late, The Declining Winter est en mesure de poser à son tour un jalon important qui en fera bien plus que le groupe d’un ex-. Après seize années d’efforts intensifs, de chansons perdues et de paysages sans fin, cela n’aurait rien d’injuste ; ni trop tôt, ni trop tard.