Il n’est pas si fréquent dans le hip-hop que des types qui occupent la même place ou jouent du même instrument s’engagent dans des collaborations. Les rappeurs font affaire avec les DJs qui enrôlent ces derniers pour des featurings ou habiller leurs compositions. La rencontre sur tout un album de deux des meilleurs beatmakers français est à cet égard une curiosité qui renvoie plutôt aux matchs de solistes que le jazz affectionne et qui se terminent deux fois sur trois par un concours de bites (tu l’as vu mon solo ?) et plus rarement par un instant magique. Rogue Monsters appartient sans conteste à cette seconde catégorie. Les deux hommes sont amis et naviguaient depuis quelques années dans les mêmes eaux, même si leurs styles, bâtis sur les mêmes techniques de collage, de sampling et de cut-up, sont aussi différents qu’il est possible d’imaginer. Rogue Monsters est un album qui fascine avant tout pour le dialogue équilibré et passionnant qu’il met en scène entre deux mastodontes du beatmaking.
Ceux qui rêvaient d’un album compact, monolithique et renvoyant à une narration bien en place et structurée comme un roman (ou un album solo…) pourront aller se rhabiller. Rogue Monsters est un album de série Z, amusant, bâti comme un dialogue de fous, passant du hip hop chanté au punk, juxtaposant des morceaux opératiques époustouflants et des séquences d’ambient superbes. C’est un album aux coutures rapiécées, qui plonge l’auditeur dans le tambour ultravitaminé d’une lessiveuse lancée à pleine vitesse. La couverture de l’album laissait imaginer que Rogue Monsters serait un disque de monstres. L’illustration renvoyait à l’univers graphique qu’avait exploré Al’Tarba sur son dernier LP. Mais c’était un faux-nez. Les Rogue Monsters du titre ne sont pas des monstres de cinéma, ce sont les séquences du disque et ceux qui les ont conçues qui se tiennent derrière. L’album, trajet entre la vie et la mort, démarre par une première leçon d’efficacité avec l’énorme Rakshasa, morceau scratché et oriental qui porte bien son titre. Les Rakhasa désignent les démons dans la mythologie hindoue. Ils sont méchants mais surtout perturbateurs, sabotant les rituels, ne respectant à peu près rien. Ils saccagent les tombes et ne dédaignent pas de temps à autre croquer un corps en putréfaction. L’album aurait pu s’appeler ainsi tant ce programme semblent correspondre aux intentions d’Al Tarba et Senbeï.
Des démons et des hommes
Rogue Monsters est un travail de petits garçons qui défient l’autorité et le bon ordre. C’est ainsi qu’on reçoit Hold-Up et Gangsters les morceaux qui suivent. Les deux titres renvoient aux qualités des deux hommes : l’ambiance est lourde en basses, efficace et en même temps pleine d’énergie et festive. Les mauvais génies sont dans la place. Ils dansent, ils remuent du cul et contrôlent leurs accès de violence comme ils le peuvent. Gangsters conjugue l’efficacité de Prodigy et la folie furieuse d’un Glass qui va lâcher la Bête. Une porte s’ouvre sur Boris The Blade (clin d’œil au film Snatch de Guy Ritchie avec Brad Pitt et l’énorme Rade Serbedzija) comme si on entrait soudain dans l’arrière-cuisine d’un parrain russe. Youthstar et Illaman servent un featuring à l’américaine, old school, tendu et relâché à la fois. L’ambiance se fait plus respirable et presque bucolique sur les morceaux de transition qui suivent. Yellow Fields fonctionne comme une parenthèse enchantée. L’illustration sonore est immersive, apaisante comme si on se baladait réellement dans le doré des champs de colza, en tenant notre amour par la main. Il serait faux de penser que Senbeï et Al’Tarba ne sont là que pour faire les malins et nous en mettre plein la vue. Rogue Monsters est un formidable album d’ambiances et un réservoir d’émotions qui jongle avec les tempos et les dynamiques. Le disque (sans doute l’influence de Senbeï) peut se lire comme un voyage autour du monde, une sorte de James Bond du beatmaking où l’on croise des sons d’Afrique (la rythmique tribale de Dahomey, à la retenue fascinante), d’Asie, des séquences new-yorkaises mais aussi des détours européens spectaculaires.
L’univers référentiel que manient les deux hommes est d’une richesse pop réellement fascinante. Il mélange les musiques de films, les musiques classiques et opératiques, la chanson (le génial Oh, Edwaaaaard) et des registres plus inattendus comme celui de la farce. Il faut bien sûr faire mention de l’interlude qui nous vaut un dialogue d’anthologie entre les deux compères et une poignée de secondes d’un titre punk mis aux oubliettes. La sensation de liberté (et de maîtrise) est totale. Il faut être sacrément sûr de son coup pour casser le fil d’un album avec une irruption aussi loufoque des protagonistes au premier plan. Senbeï et Al’Tarba s’en tirent à la perfection sans que cela affecte aucunement la construction générale.
Cycle de vie
L’album reprend son cours autour de deux instrus dont on apprécie le mouvement, la progression et la structure. Tarikh et Yurei & Baku ne font pas partie des titres les plus tape à l’œil et spectaculaires ici mais continuent d’explorer avec méthode les couches et surcouches du rêve dans lequel se déploie le disque. Rogue Monsters est une proposition mythologique où l’on croise des divinités sacrées et.. profanes qui façonnent le monde réel en le dénaturant. C’est sans doute ce qu’il faut voir dans cette nouvelle présence de créatures fantastiques. Les Bakus sont des êtres surnaturels japonais qui dévorent les rêves et les cauchemars. Rogue Monsters a cette fonction d’un attrape-rêves géant qui balaie, à travers une galerie de monstres, les 1001 manières d’échapper au réel. L’affaire se conclut dans un final grandiose avec trois titres qu’on reçoit comme un festival.
Le featuring de la Droogz Brigade sur On hante la ville est l’un des meilleurs moments du disque. Le groupe toulousain est actuellement, et d’assez loin, le meilleur collectif hip-hop du pays. C’est ce que confirme ce seul morceau. Le titre est un classique, parfaitement intégré à la trame thématique du disque. On y est toujours : cette idée selon laquelle la réalité serait faite de la même matière que les rêves, cette idée aussi qui court chez pas mal de monde selon laquelle la perception pourrait être brouillée et distordue par des immersions de créatures surnaturelles qui naviguent entre les mondes. L’album se referme sur cette suspension de « l’entre-deux univers » avec un Falling aux contours presque psychédéliques (on pense au dernier EP d’Al Tarba) qui file sur plus de sept minutes. Nous sommes au stade du passage, dans une sorte de zone-tampon où seuls pénètrent les voix, les morts et les artistes. C’est depuis cet espace suspendu qu’Al Tarba et Senbeï s’expriment une dernière fois avec délicatesse pour un Lonely Bones crépusculaire et évidemment passé de l’autre côté de la vie. Il aura fallu 14 titres pour accomplir le Chemin qui transporte et transforme.
Rogue Monsters est un disque foutraquement génial, un conte musical, à l’efficacité redoutable, qui nous embarque, sans avoir l’air d’y toucher, dans l’un des récits mythologiques les plus ambitieux, cohérents et magiques du hip-hop moderne. Al’Tarba et Senbeï réussissent ce prodige avec la désinvolture et la facilité d’artistes qui sont en pleine maîtrise de ce qu’ils font. Ils exécutent le plan à la perfection en n’oubliant pas de poser quelques bombes soniques dans les coins, de renverser le crachoir sur la tête du patron en se marrant comme larrons en foire. A ce niveau, on peut appeler ça une leçon ou un chef d’œuvre, selon qu’on se place devant ou derrière. Le prodige est renforcé par la capacité du disque à s’adresser à tous : on peut y voir des trucs cachés dans les coins, un sens dissimulé pour les intellos et les chichiteux ou le recevoir pleine face sans chercher à faire autre chose qu’y prendre son pied. C’est une autre caractéristique des grands disques.
01. Rakshasa
02. Hold Up
03. Gangsters
04. Boris the Blade feat Illaman & Youthstar
05. More Pressure
06. Yellow Fields
07. Dahomey
08. Interlude
09. Oh, Edwaaaard
10. Tarikh
11. Yurei & Baku
12. On Hante la Ville feat. Droogz Brigade
13.14. Falling
14. Lonely Bones
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