Nous pensons qu’un album peut d’autant plus être excellent s’il se fait dans la contrainte et la douleur. C’est la fameuse corne de taureau auquel doivent se frotter les auteurs, celle qu’Ernesto Sábato appelait de ses vœux chez les écrivains. On pourrait en dire tout autant du cinéma et de la musique. Il s’agirait donc de faire tressauter ses auteurs pour accoucher, ici, d’une musique non forcément sans défaut, mais traversée d’un souffle puissant, sublimant la matière. D’une certaine manière, c’est l’approche adoptée par le chanteur / compositeur de pop-électro réaliste Judah Warsky et Gilbert Cohen, producteur et patron du label Versatile, plus connu sous le fameux pseudo Gilb’R : huit jours pour accoucher de cette Aurore, soit un titre par jour. Voyageons au bout de l’heure dorée.
Des pressions et des hommes
C’est d’abord une vraie fatigue qui s’impose chez les deux compères, une mélancolie vaseuse de l’âge (le leur) et d’une époque incertaine (la nôtre). Tout le temps tout le temps démarre sur une note de mollesse incommensurable. Nous saluons l’exercice consistant d’aller pêcher en soi, en un bref instant donné, l’inspiration, mais encore faut-il qu’elle soit suffisamment polie pour ne laisser aucun arrière-goût hasardeux. Paroles naïves et voix fragile ne vont pas de pair. Quant à la musique, elle tourne, en boucle et à vide. On sait que ce sont les règles de l’aléa créatif, mais on ne s’écrasera pas à faire passer des vessies pour des lanternes ; la critique doit garder son cran d’arrêt, pour citer Julien Gracq. En résulte un certain sentiment de malaise : les confinements ont embrumé nos têtes, et certaines sont encore dans le gaz. Alors que sa trace fut un véritable moteur pour de nombreux artistes, la recette ripe ici et fait du hors-piste. La dépression est visible, mais hautement stérile.
L’aléa aurait dû in fine avoir une apparence définitive. Dans ce genre d’exercice, on doit se dire idéalement : « ce fût comme cela, et cela n’aurait pu être autrement, car c’est ce que je pouvait offrir de mieux ». Et il faut pouvoir y croire ; quand bien même ce soit faux ou passablement vrai. C’est l’aube de la création, la première note et la première parole sortie du vide et inscrite sur le papier, le chaînon hasardeux de départ sur laquelle peut reposer toute une magie. Et pour laquelle l’auditeur doit suspendre son incrédulité. Mais quand l’écrou est mal choisi, la pièce semble à l’auditeur incomplète et améliorable ; et ça, c’est déplorable. Il ne sert de vouloir capter l’accident, car il est déjà là. L’entrée en matière est tellement pauvre qu’elle peut agir comme un repoussoir. Et cela serait dommage.
On respire un peu mieux après. Avec Pasmado, on retrouve les climats chers à Gilb’R et I:Cube, génial acolyte de Château Flight, venu également se plier à l’exercice en mixant l’ensemble durant huit jours supplémentaires. Nous pourrions presque nous croire dans les marécages d’Avalon de Roxy Music. On déambule à la fois dans l’eau et sur un ciel, à cette heure matinale où la nature est dans les vapes. La musique gazeuse de Gilbert perle sur nos fronts. On pourrait être à l’orée des forêts d’Écosse tout comme au bord du littoral atlantique. On pourrait en dire tout autant avec Le serpent, mais plutôt ceux de Mykonos et de Phuket. Nous viennent en tête les cors électroniques et autres expérimentations d’un Vangelis et de Jean-Michel Jarre. Alors on serpente comme un tricot rayé des nappes chaudes de Thaïlande pour se morfondre dans les flaches alcoolisées de la ville, l’eau gazeuse de la Seine. Gilb’R fait, sans le savoir peut-être, de L’appel du pied à un petit air de trance et de la techno 90’s, pas si loin du Children de Robert Miles et de Détroit. Lui et I:Cube ont toujours brillamment évoqué la suspension triste et belle des nuits pluvieuses parisiennes, l’évanescence de ses fêtes dans ce brouillard de solitude urbaine. Il existe donc une véritable inégalité entre l’épaisseur musicale des pistes sonores et la maigreur du timbre et des paroles. Sur le volet musical, Warsky n’est ici que simple instrumentiste. Gilb’R est ici aux commandes, et sa meilleure tenue s’explique par une petite triche et un temps d’avance : un répertoire de boucles préexistant à cette semaine de confinement artistique. On préfère cela, car au final, ce n’est pas la sueur ou la quantité d’heures passées à dresser la musique qui intéresse ; seul le résultat compte à nos oreilles. Double détente est une petite merveille, et l’absence de Judah au micro n’y est pas pour rien. Ce sont les surfaces planes et longilignes, les signalétiques transparentes de la Défense qui nous apparaissent, avec un léger vent de l’Orient. C’est ici, et non là-bas, que nous attend l’aubage.
Demain, dès l’aurore…
La mort a soufflé sa bise sur les proches de nos acolytes. C’est donc L’Aurore qu’on atteint cette fois, morceau final et éponyme, mais qui apparait non pas comme un moment d’inflexion entre la fin de la lumière et le début de la pénombre, mais son contraire, comme un matin qu’on prendrait à rebours (excepté les nocturnes L’appel du pied et Double détente). Judah se plait à hésiter entre le timbre de Bertrand Burgalat et celui de Philippe Katerine. La première moitié du morceau est minimaliste et spongieuse, alors que la seconde, avec sa corde de guitare aux aguets, tout droit sorti d’une série Z ritale de Fabio Frizzi. Il y a comme un effet d’endormissement et de torpeur sur cet album, quelque chose d’îlien. On se fait doucement ballotter sur notre hamac. Judah se plait à chanter comme Laurent Voulzy, et nous offre un baiser. On tombe à l’eau, et nous avons cette impression d’être une caméra de Thalassa descendant au ralenti dans l’océan, mais sans jamais atteindre le fond. Canon tourne en rond.
Outre des textes rachitiques, c’est probablement le filet vocal de Judah qui semble en inadéquation avec la matière gazeuse de Gilb’R. Celui-ci le sait trop bien ; il aurait dû se souvenir de son tandem Aladdin. La voix puissante d’un Nicholas Ker se serait probablement mieux acclimatée aux températures ambiantes de Gilbert, bien que sa musique sur l’album We Were Strong, So We Got Lost ait été autre, plus rock. Judah file la comparaison avec Comme Nicholas Ker et coud un portrait chinois par le truchement maladroit de la comparaison : « Parfois j’suis plus très clair / Comme Nicolas Ker » ou, plus risible encore, le « C’était pas un con / Il a écrit tellement de chansons / Il est peut-être pas aller assez loin / Mais il était déter’, Nicoolas Ker / Parfois il f’sait chier, parfois il f’sait même un peu flipper, mais il nous manquera… Nicolas ». Tout cela passé par la case autotune. On n’aurait espéré pire hommage posthume au talent du chanteur effervescent, car si celui-ci n’est fidèle qu’à une chose de lui, c’est à ses interventions télévisuelles embarrassantes. On aboutit donc à un titre décousu et plus que confus, même s’il ne plane l’ombre d’un doute sur la sincérité des deux amis.
Là est le nœud du problème de cet album. Si cette contrainte temporelle est de l’ordre du simple jeu ou exercice de style, et non de la coercition : l’épée de Damoclès est absente, l’urgence fausse. Tout du moins, invisible. En résulte un simple LP, plus qu’un album – même s’il semble y avoir une structure narrative se terminant par le lever du jour – sans pression ni tension. L’album a été fait dans l’inconfort du confort, celui des copains dont l’amitié oublie d’être trop regardante et méticuleuse. L’exercice a porté quelques beaux fruits, mais les défectueux ont été volontairement gardés par pure sincérité, et le duo s’en contente. Pas vraiment l’auditeur. C’est tout comme si Gilb’R, dont la scène électro s’est longtemps étonnée d’un premier album « à soi » si tardif, On danse comme des fous, se sentait suite à cela dans l’angoisse et l’obligation de faire acte de présence à travers une sortie comme L’Aurore, quitte à se perdre dans des projets plus divers et gonzo (on pense à son projet en continu J’ai rêvé, mais qui – bizarrement – tient assez la route, toute proportion gardée), alors que celui-ci était évidemment occupé à plein temps. À une époque où 10 000 morceaux sortent quotidiennement sur les plates-formes, et l’équivalent en albums, il est regrettable de voir un projet si ambitieux se permettre de sortir dans un état si perfectible.