Comme la dernière lettre de son nom le suggère, il y a plusieurs Jacque(s) en Jacques. Après avoir récité des poèmes à voix nue, sans musique, avec Sapiens Talk Jacques et joué de la balayette et de l’aspirateur avec son album minimaliste (techno) Sous Inspi à… 125 pistes, Jacques choisi de télescoper les deux concepts (musique et voix) avec un quatrième. Une sorte de croisement de toutes ses expériences ; un album au carré en soi, vrai de vrai cette fois.
Nous avions pressenti, à l’écoute du single Vous – qui, ne figure d’ailleurs pas sur l’album, comprendra qui voudra – que Jacques, accompagné de sa voix, allait faire un pas vers un album moins expérimental, plus accessible, quitte à revenir « in the box » après ses fantaisies dadaïstes qui, si celles-ci n’étaient jamais totalement hermétiques et même, il faut le dire, plutôt poilantes, n’étaient pas celles allant lui ouvrir grand les portes des Victoires de la Musique.
C’est un nouveau Jacques auquel nous faisons face. L’introductive Porte s’ouvre s’ouvre sur l’évanescence du bonheur dans une vie écrantée, observée par nos objectifs, régentée par nos cristaux liquides. La diction est gaillarde comme chez L’Impératrice, les notes guillerettes, mais toujours tendues vers une bizarrerie étrange, laborantine. Oui, c’est bien une transition. Ce premier morceau est le tiret même entre l’univers bruitiste et atone du Jacques d’hier et la variété pop de demain, mais toujours avec ce filin d’excentricité, visible mais cette fois tolérable par tous. Entièrement produit, il conserve sa touche do-it-yourself. Sous ses allures légères, nous comprenons que LIMPORTANCEDUVIDE – à prononcer d’une seule fois, sans respirer – est un pari relativement démesuré. Celui de transformer un DJ underground en… chanteur de variété. Et ça tient!
Les coupes des jours
« La vie est un songe disait Calderón de La Barca ; et un songe, un songe ». Comment celui-ci s’ébauche-il ici? Comme un quotidien sur lequel on jette un regard naïf et émerveillé. Ça se voit témoigne d’un heureux mal-être ; ou plutôt d’une stupéfaction, un ébahissement face à l’étrangeté du vivant et des choses. Là aussi dissonant, les irrégularités distordant ces ritournelles pop rameutent l’étrange, rappellent le chemin du bonhomme. Cet exercice, qui est celui de tirer une musique électronique intouchable, et de l’aplatir à hauteur d’enfant, voire de mucus, rappelle le travail francophone du Martin Solveig des tous débuts. Ou, plus éloigné encore, lorsque Tiga s’improvisait pop star new wave le temps d’un album. Mais nous divaguons dans les ondes ; retrouvons-nous.
Un morceau tel que La vie de tous les jours surpasse à lui seul la carrière d’un Katerine, toutes les tentatives d’un Sébastien Tellier. Et cela tant dans les paroles que les compositions. En seulement un album, la musique de Jacques dessine un univers en soi, et le rend plus légitime que les trente ans de « labeur » de Mr. Oizo. Ou telle imposture comme il en fourmille tant sur la scène électronique – allez, au hasard, Dombrance. Ici, est de mise une cohérence entre textes, musique et vision ; une confusion ordonnée. Même si Jacques renoue pour la première fois avec des instruments traditionnels (flute, guitare, etc.), ce n’est pas pour nous jouer du pipeau. Malgré les apparences, il ne cédera jamais à la posture de canular (un piège dans lequel il allait probablement tomber sans sa césure au Maroc), ses musiques ne tomberont pas dans ce genre d’article consacré aux chansons drôles. Voilà quelques noms vous permettant de mieux situer l’univers loufoque dans lequel nous fait gamberger la musique de Jacques ; mais en tellement mieux. Sa folie est hautement réfléchie, superficielle en profondeur.
Ce qui s’apparente à de l’hallucination n’est en fait rien d’autre que de la philo de poche. À l’écoute de Rien., on pose son visage sur le poing, et déclamons solennellement, en plissant le front : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ». À l’écoute d’Arrivera, nous comprenons que l’inventivité réside également dans son écriture : elle est superbe, probablement sa plus grande qualité. Un album, rappelons-le, écrit par un … producteur de musique électronique, l’électro n’étant pas le genre où l’écriture prévaut. La voix est béate et pure, chatoyante, fidèle aux notes et mélodies, mais moins lourde et hédoniste que Myd. C’est à un univers nouveau, souvent feutré et câlineux, souvent scientifique et froid. Les formes de tous les jours, tout comme les notes de Qu’en avez-vous fait ?, deviennent oblonges, circulaires, et l’on saute d’atomes d’azote à des molécules d’ozone. Des nuages vous sourient : c’est surréaliste!
Le grand rien du tout
Nous avons l’impression de naviguer dans un univers microscopique, clinique et laineux, cartoonesque et primaire, comme un Mii de Nintendo levant le voile sur un monde encore invisible. Comme le personnage d’un conte philosophique de Voltaire, un jeune Micromegas venu d’ailleurs, c’est un regard nubile qui titube face au néant. Nous nous croirions sous les lentilles d’un autre Jacques, Jacques Tati, ou enfermés entre les lignes de Boris Vian! Kick ce soit, elle, interroge les rudiments des jours ordinaires, contemple son vide, questionne les habitudes en pointant l’absurdité du manège, mais sans pointe de rancœur. Jacques s’amuse de ces petits riens faisant le grand tout de la vie. Et c’est d’une virginité bienvenue.
Partout est géniale, venue de nulle part ailleurs. Presque faite pour passer à la radio, si celle-ci recherchait son morceau déluré. Le titre dépeint la dérive intérieure des jeunes d’anywhere ou de somewhere, comme dirait l’économiste David Goodhart. Soit ceux qui sont tous (installés dans la société) et ceux qui ne sont rien (vivotant, se cherchant). Le choix de vie où tout se joue, ou l’on jette les dés du hasard, mais également cette angoisse d’emprunter un unique chemin de vie face au champ d’existences stochastiques, désirables ou à fuir, inconnues. Les paroles titillent et donnent le vertige. Jacques dit aussi des choses qu’il n’est pas bon à entendre :
Il n’y a rien de plus vital / Que le vide de tous les jours
Dans la vie de tous les jours / Pas la peine de simuler
C’est la somme de nos pas / Qui décide de où on va
Tic, tac, n’oublie pas / Qu’à la fin du compte à rebours
Tu resteras qui tu étais
Or, l’aplanissement et sa propre inclusion qu’il opère, qu’il s’agisse de parler du vide d’un verre d’eau ou du cerveau d’un bobo, rendent la chose tendre et drôle. Comme lorsqu’il évoque, dans Avec les mots, par exemple les jeunes branchés de sa frange, et leur attitude révoltée à temps partiel (« Ça fuse dans les festos / Manifester mon humanité« ). Par capillarité, l’autodérision évite alors une suffisance de donneur de leçon, performance rare à souligner pour ce genre de personnages et la scène house. Jacques brosse également l’économie intempestive, l’impossibilité existentielle du vide (« Je ne peux pas le dire / Le dire avec les mots / J’peux pas non plus le dire / Le dire sans les mots« ) et la technologie exclusive (« On se frôle / On se croise / Mais jamais / On en reparle« ), mais, là encore, en dévoilant plus qu’en pointant, sans père la pudeur.
C’est tout comme s’il fragmentait l’univers de la macro à la micro, dessinait un monde alvéolé allant du boson de Higgs au trou noir, du logarithme du vivant à l’exponentiel des astres. Et nous, entre. Comme si sa musique était un petit personnage qui nous soufflerait un secret, derrière la membrane de nos écouteurs. Cédric Villani se serait-il caché dans notre enceinte? C’est, en soi, un parfait petit bonheur auditif. Une petite musicothérapie sans l’être, pour qui aurait besoin de retrouver ses pieds sur terre. Jamais les sonorités, en soi excentriques (mais pas toujours, nuance), ne prennent le pas sur le chant, un chant qui, soit-dit en passant, est parfaitement bienveillant, benoît disons. Qu’est-ce que est poétique et un peu ovni. Une musique de rêveur, et non de toucheur.
Plus qu’à Odezenne ou Flavien Berger, c’est à un macrocosme de l’épaisseur de Bertrand Burgalat vers lequel tend le sien. Chaque piste est propice à une tentative, une expérience. C’est ressemble musicalement à du Manu Chao (Je ne t’aimes plus ou Me gustas tú, l’une des deux, nous ne savons plus), puis, dans sa seconde moitié, Jacques s’offre un mime de chanteur au vocodeur comme SOPHIE, vocodeur d’ailleurs très rarement utilisé pour un chanteur à la petite semaine, et toujours précieusement. Nous ne sommes pas bien loin des comptines d’Henri Dès. Qu’en avez-vous fait ? ressemble à un réquisitoire érigé face aux générations aînées sur l’état de la nature (et pas que, Jacques se soucie tout autant des kaplas que des églises), mais sans animosité ; Greta Thunberg devrait en prendre de la graine. On a l’impression de voir pousser un artiste, de le voir déployer ses tiges, et c’est heureux. Parmi les centaines d’heures de musique arrivant sur les plateformes chaque semaine, LIMPORTANCEDUVIDE est rafraîchissant d’intelligence. L’album n’est pas grand chose dans ce flux – une demi-heure toute mouillée – mais c’est déjà ça. Un petit rien faisant toute la différence.