Le monde du rock d’après se divise grosso-modo en deux camps : d’un côté, ceux qui ont décidé de perpétuer la tradition et un savoir-faire certes pas vraiment ancestral mais qui depuis une bonne trentaine d’années maintenant s’applique méthodiquement à nous nettoyer les conduits auditifs ; ces groupes-là, qui n’évoluent que par petites touches, sûr de porter en eux un ADN immuable façon Mogwai, on les adore. De l’autre, ceux peut-être moins nombreux mais qui ont décidé de lutter contre la sclérose et qui prennent le parti de sortir de leur zone de confort ; ça n’est pas ici, sous cette plume en tout cas, que vous lirez du mal d’Explosions In The Sky ; ou d’Endless Dive donc. Petit retour en arrière en guise de présentations : si le groupe de Tournai va dès ses débuts en 2016 être catalogué dans la section post-rock, son premier album Falltime en 2019 tient plus d’un math-rock aux frontières de l’émo, pas très éloigné des fulgurances bruyantes voire hurlantes de Totorro ou de Lysistrata avec lesquels ils partagent un temps le catalogue du label belge Luik Music qui co-produit ce nouvel album en compagnie de Floral Records, le label montpelliérain du streamer Ponce. L’excellent A Brief History Of A Kind Human en 2022 les voit évoluer vers plus de subtilités et de nuances, agrémentant leurs déflagrations soniques irrésistibles de puissantes structures mélodiques, de touches électroniques et de jolies broderies d’arpèges.
Seulement voilà, comme souvent, les belles histoires ont une fin et ce tout nouveau Souvenances est avant tout le fruit d’une séparation qui a vu deux des fondateurs du groupe le quitter, laissant Nathan Mondez et Pierre Van Vlaenderen seuls aux commandes d’un projet qui avait jusque-là toujours puisé son inspiration et bâti ses compositions dans d’interminables moments de jeu en groupe qu’un seul duo guitare/batterie, même si on en connait, et des bons, ne saurait reproduire. C’est donc plutôt face à un laptop, finalement enrichi de cette nouvelle contrainte qu’Endless Dive s’est lancé dans la composition d’un troisième album au format radicalement différent. Voilà bien entendu où l’on voulait en venir : Souvenances n’a plus grand-chose à voir avec ses deux ainés et oui, un groupe de post-rock peut tout à fait évoluer radicalement et surprendre. En voici la preuve.
Un peu à la manière des texans références du genre, notamment quand ils travaillent sur des bandes originales, Endless Dive s’est imposé une contrainte supplémentaire ; colorer l’album autour d’un thème universel et cher à à peu près tout le monde, celui de l’enfance et de ses souvenirs. Pourtant pas bien vieux, le néo duo s’est plongé dans ses archives, celles que l’on garde en mémoire à coup de sons, d’odeurs ou de couleurs et celles que l’on grave pour l’éternité sur VHS ou papier glacé. Il a fallu explorer les greniers, solliciter la communauté (le clip tourbillonnant de Petit Bain), retrouver des lecteurs, des prises péritel et des télés pour les relier, faire le tri, annoter et passer des heures, des dizaines d’heures à cheminer de souvenir en souvenir, chaque évocation ouvrant le tiroir de multiples autres tout aussi précieux. S’ils sont souvent heureux et innocents, entre rires contagieux et courses folles de cours de récréation ou cette première Balade en vélo une fois délesté des encombrantes Deux Roues supplémentaires qu’on laisse sans regret, franchissant allégrement une nouvelle étape vers l’autonomie, ces souvenirs sont aussi marqués par les disputes entre papa et maman. Ces moments où le monde va s’écrouler, incrustant cette sensation maligne que plus rien ne sera jamais comme avant et que l’amour, ce truc d’adulte, est décidément bien compliqué ; on le sait que ça peut mal se terminer. A l’école, la jolie copine qu’on allait demander en mariage nous a appris que ses parents se séparaient et qu’elle allait partir avec sa mère ; premier chagrin. Alors on s’enferme dans sa chambre et on lance le magnéto cassette pour tenter de couvrir les cris douloureux de la mésentente ou mieux, on se réfugie dans la Cabane construite au fond du jardin avec de vieilles palettes et quelques cordes.
Pas celles de la guitare de Pierre Van Vlaenderen, toujours aussi centrale mais le plus souvent débarrassée d’effets électriques. Malgré un travail très sophistiqué sur les structures et les sons, rappelant ici les fluctuations distordues d’une cassette abimée ou l’avance rapide sans arrêter la lecture, là le souffle chaud du walkman à travers les écouteurs en mousse orange, ici encore la découverte du son des cordes grattées quand on tient pour la première fois une guitare en bois entre les mains, Endless Dive s’applique à composer des structures dépouillées autour de boucles de guitare folk flirtant même parfois avec un esprit lo-fi assumé et qui virevoltent comme le font tous ces souvenirs qui reviennent les uns après les autres. Puis le groupe se met à colorier, à coup de feutres, de crayons de couleur ou de peintures pastel. Textures électroniques rappelant les premiers claviers Casio ou les tracks rudimentaires d’antiques jeux vidéo, nappes de guitares, rythmes hybrides mélangeant sons programmés et jeu de batterie minimal ou bien entendu ces extraits sonores que chacun se remémore s’empilent comme des briques en plastiques, laissant de côté le petit livret post-rock des instructions pas-à-pas pour créer un assemblage unique et chamarré, fruit d’une technique éprouvée et d’une créativité débridée. Endless Dive nous embarque avec ces miniatures qui nous renvoient à nos propres souvenirs, nos propres émotions, jusque dans les salles de classe où La Petite Danseuse, extrait du poème La Petite Chanteuse d’Eugène Manuel, rappelle cet exercice aussi excitant pour les uns que terrorisant pour les autres de la récitation, ici, et ce sera la seule fois du disque, déclamé sur un rythme lourd et électrique ramenant le duo à son passé moins lointain.
Alors oui, les morceaux sont courts, comme Les Ans Qui Passent, trop vite. Comme on entend sans doute à présent grandir, sauter ce temps ambigu de la fin de l’enfance pour rapidement gagner les chemins incertains de l’adolescence qui mèneront sans doute trop tôt à l’âge adulte. Il faut prendre le temps de pousser, comme il faut prendre celui pour comprendre où Endless Dive a voulu se diriger à travers ce disque d’une infinie délicatesse. Il ne fait guère de doute que Souvenances est un disque qui déconcertera plus d’un fan de la première heure, habitués aux fulgurances électriques des deux premiers albums du groupe. Il est de toute évidence de ces disques qui s’apprivoisent pour finir par en découvrir toutes les douces subtilités d’autant qu’en réalité, le désormais duo ne le sera finalement resté que le temps de cet enregistrement et c’est de nouveau en un classique quatuor sonique qu’il officie sur scène. Car si le temps de ces plongées sans fin dans les souvenirs d’enfance pourrait aisément virer à l’excès de nostalgie, il est aussi un excellent moyen de se rappeler d’où l’on vient pour se projeter où l’on va ; qui on a été et comment on est devenu. Alors on enfourche nos vélos, semi-courses 6 vitesses ou BMX customisés, prêts à suivre Endless Dive jusqu’au bout du chemin.

