Ça n’est pas la première fois que nos jardiniers préférés de Reggio Emilia nous font le coup des chiffres romains. Quoi de plus normal pour des italiens ? A mi-chemin entre les noms de titres chiffrés de Rapsodia Satanica en 2014 et les 3 pièces déclinées en mouvements d’Il Fuoco en 2010, Del Tutto Illusorio, nouvel opus de Giardini Di Mirò est un long morceau de 19 minutes décliné en 5 mouvements mutiques, sobrement intitulés de I à V. Habitués des EP et autres projets intermédiaires entre deux albums, ils laissent musique et idées vaquer en toute liberté. En témoigne déjà le format physique de l’objet : quel luxe en 2022, alors qu’on n’entend de partout que de sombres histoires d’usines de pressage saturées et de prix de la matière première des vinyles qui flambent, de sortir un antique EP sous la forme d’un 12″ transparent pour la coquetterie, mais qui plus est monoface. Après plus de 20 ans d’une carrière menée dans l’ombre des plus grands, de Mogwai à Godspeed You Black Emperor, sans génie peut-être mais sans accroc certainement, Giardini Di Mirò, rare prophète de son pays s’est offert depuis bien longtemps une liberté artistique absolue.
Après avoir resserré le format dans un esprit plus rock et fait chanter les plus grands, du moins du point de vue de la rédaction de Sun Burns Out (Glen Johnson et Robin Proper-Sheppard en tête), notamment sur son précédent très bon album de 2018, Different Times, le sextet revient pour ce disque loin d’être Complétement Illusoire à des ambiances plus travaillées qui forgent un substrat mélodique de toute beauté et proposent un terrain de jeu infini pour se laisser aller aux divagations, aux empilages et aux changements de cap. Si le terme de post-rock porte parfois bien son nom, c’est justement pour décrire cette musique indescriptible, complétement décloisonnée, qui ne craint pas la fumette des prog-rockeurs à guitares double-manche, pas plus que les chevelus allemands s’évaporant dans les claviers de Tangerine Dream, la noirceur néogothique du doom ni même l’électronique de geeks rivés sur leurs racks enveloppés de 1000 câbles. Del Tutto Illusorio est tout cela à la fois : libre dans son développement, imbriqué dans ses transitions mais conçu avec l’intelligence de ceux qui savent qu’ils ne doivent malgré tout pas s’éterniser.
Ce qui rapproche les italiens des maitres canadiens du genre, c’est sans nulle doute leur capacité à transformer en notes musicales et ambiances sonores des sensations purement visuelles, cinématographiques. A l’image de cette très belle pochette, Del Tutto Illusorio nous fait entrer dans ce tunnel à flanc de falaise calcaire, percé ça et là d’interstices où le jour apparait en un flash avant de replonger dans la pénombre. Le morceau, suivant cette même sinusoïdale de sons et de sentiments, majestueuse, nous fait passer de l’obscurité à la clarté en quelques instants, aveuglés, trompés par les persistances rétiniennes, répétant les motifs musicaux d’une partie à l’autre pour mieux lier l’ensemble. Tout à fait à l’opposé de l’ascétisme musical, on se trouve transporté par la richesse de l’instrumentation, ces trouvailles sonores infinies ou ces field recordings qui pigmentent chaque mouvement d’une dense palette chromatique : on dodeline, on frissonne, on tape du pied, on croit partir et un changement de direction nous rattrape en vol et nous envoie ailleurs. La balade sonore est flamboyante, luxuriante, magnifique.
Inclassable dans le moindre chart, n’étant à proprement parler ni un album, ni un single avec ses faces B et sa version extended, Del Tutto Illusorio est un objet musical unique et revigorant, à la fois pour l’auditeur et certainement aussi pour le groupe qui piochera dans ce laboratoire la matière d’un futur album. Un Giardini Di Mirò au sommet de son art.