Jeune, quand on s’embarque dans l’aventure musicale, la vraie, celle qui requiert un minimum d’investissement personnel, de curiosité et même d’un peu de folie, on ne se pose jamais la question du temps que ça durera. Forcément, on le sait, la grande aventure de la vie fait qu’on n’a strictement aucune idée du chemin et de la tournure que cela va prendre. Amitiés voire inimitiés se font et se défont et bien souvent, au terme d’années bien remplies et d’expériences accomplies, des compagnons, véritables frères d’armes ou relations plus lointaines quittent le paysage, comme emportés par quelque chose de plus haut, de plus important : l’amour, les enfants, le travail, l’immobilier, dans l’ordre que vous voulez. Plus l’aventure est souterraine, plus le microcosme est rétréci et plus ce sentiment de voir des membres de la communauté s’éloigner est fort. Ils partent par envie d’autres choses ou par lassitude, de ne pas y arriver notamment. Et puis il y a tout ceux qui restent, mus par une foi inébranlable dans leur capacité d’avancer, d’une façon ou d’une autre avec un plaisir toujours intact, 20, 30 ans après leurs débuts. Michaël et Jean-Pierre font partie de ceux-là.
Est-ce l’incroyable fertilité des eaux de la Garonne qui fait que le fleuve ouvre son lit à quelques-uns des meilleurs artisans hexagonaux de cette génération pop qui a vu le jour sur 4-piste à cassette au cours des années 1990 ? Toujours est-il qu’entre le Toulouse de toujours de Jean-Pierre Isnardi et le Bordeaux d’adoption de Michaël Korchia, le fleuve charrie deux albums sortis en fin d’année dernière qui ne demandent qu’à inonder les plaines musicales, débordant de chansons classieuses, de mélodies subtiles et d’arrangements bouillonnants. Forcément détachés comme le veut le genre des contingences économiques qui imposent une contrainte souvent insurmontable, les deux musiciens mènent leur gabare de façon bien diverse, mais dans une communauté d’esprit et avec un sens de la persévérance qui ne peut que susciter l’admiration. Eux font partie de ces compagnons discographiques qui n’ont pas disparu avec le temps. A Michaël Korchia le rôle du vétéran expérimenté. Fort de son expérience indie pop de la (peut-être) grande époque des singles à bas coûts et des compilations cassettes qu’il écumait à travers le monde avec ses projets Mumbly et Watoo Watoo, il semble depuis quelques années vouloir nous faire pleinement profiter de son insatiable envie d’écriture mais en nous dépistant via de multiples projets, que ce soit Photon avec l’album au nom de code RA 4682 sorti en 2016 sur le brestois Beko, le très new wave Vacance et son album Nos Futurs en 2020 chez les grecs de Mellotron recordings ou à présent Feutre qui sort en Espagne, sur Kocliko records, un album de pure pop aussi classique que classieuse, Nos Rencontres. A côté de ce globe-trotteur insatiable, Jean-Pierre Isnardi porte son projet Pas De Printemps Pour Marnie comme un petit artisan local attaché à son terroir et à ces méthodes ancestrales : ici, peu ou pas de streaming, pas de bandcamp non plus mais du CD vendu sur un site ultra cheap 1.0. Après de prometteurs débuts au sein de My Favorite Dentist Is Dead sur le label bordelais (encore) Cornflakes Zoo et une suite un peu perdue dans les dédales des bureaux parisien d’une major new yorkaise à la fin du siècle dernier avec un album gonflé aux stéroïdes, il lui faudra quelques années pour imaginer la suite, plus humble, sans doute plus fidèle à ses envies artistiques. Deux albums de reprises façon bedroom pop, le premier de My Bloody Valentine et le second des Bee Gees lui vaudront une petite aura underground avant qu’il ne se lance, enfin, dans ses propres compositions. Ce sera d’abord l’épatant EP Brise-Glace en 2014 puis Cover Me l’année suivante et enfin à présent cette magnifique collection d’Awoken Songs qui portent parfaitement leur nom.
Derrière les prête-noms de groupes et bien que Feutre soit aussi un véritable quatuor dans lequel 2 guitaristes apportent toute leur expérience et leur savoir-faire, Michaël Korchia et Jean-Pierre Isnardi semblent être les véritables maîtres à bord. Compositeurs et figures centrales, leurs projets respectifs traduisent non pas, très loin de là, l’idée de se mettre en avant à tout prix mais plus cette capacité qu’ils ont, l’expérience aidant, d’avoir à la fois le recul nécessaire quant aux qualités de leurs compositions et la connaissance des rouages, y compris techniques, pour en tirer le meilleur parti. Cependant, omniprésents mais pas omnipotents, ils prennent soin de déléguer à leurs chanteuses respectives l’écriture des textes. Si Virginie Raynaud chez Feutre apporte au groupe tout le charme de sa formation jazzy qu’elle pose sur de jolis textes en français, contribuant largement au rendu 60’s qui peut rapprocher le groupe du Saint Etienne des années 2000, chez les toulousains, Clémentine Darros-Schook qui forme le duo depuis le précédent album offre elle un timbre plus fragile, plus sensible aussi et si l’anglais prédomine largement, deux titres en français ouvrent des perspectives que le duo entend bien explorer lors d’un futur disque dont il est déjà question.
Nos Rencontres et Awoken Songs offrent deux visions cousines de la musique pop qui se complètent et s’adressent au même public, bercées d’influences similaires, aux variations subtiles. Aux bordelais, cette volonté de balayer une pop historique qui inspire des générations de musiciens depuis les années 1960, des Kinks aux Smiths, des Byrds à Prefab Sprout. A coup de rythmiques sautillantes, d’arpèges cristallins enrobés d’orgues vintage, les dix chansons de Feutre sont particulièrement lumineuses et captivantes, elles envahissent l’espace pour se développer dans de belles harmonies chatoyantes. En ouverture, le parfait Les Regards Etrangers nous renvoi dans les ambiances délicieusement sixties que l’on pouvait retrouver chez Broadcast ou Adventures In Stereo. Apocalypse lorgne sans vergogne vers le Daho de Paris Ailleurs tandis que le très gainsbourien Acte 1 semble tout droit sorti d’un split single avec L’Epée avant que Là, en conclusion, nous ramène aux si jolis disques délicieusement rétro des Calamités. Si on aurait par contre apprécié un peu plus de diversité dans les thèmes, les atmosphères et les compositions qui souffrent un peu d’une trop grande homogénéité, Pas De Printemps Pour Marnie, eux sacrifient un peu ce côté lumineux et classique, chiadé, pour offrir des ambiances plus brutes, peut-être plus approximatives parfois, mais surtout plus variées. Awoken Songs apparait alors comme une collection qui, sous couvert d’une belle unité d’ensemble, dresse des atmosphères richement vallonnées. Si la plupart des titres se construisent sur une base de rythmiques chaloupées sur laquelle se déploient de chaleureuses guitares en bois et des claviers aériens, Pas De Printemps Pour Marnie ne s’interdit rien, ni les incursions électriques, presque krautrock (Jesus Camp ou le tourbillonnant Stuck To Bed), ni les apports électroniques, planants sur Pier Blonde, synth pop sur Full Hours ou carrément dansants sur Obsession. Cependant, réel effet de langue ou simples pastilles francophones qu’un ensemble aux références anglo-saxonnes ferait particulièrement ressortir, les deux titres en français sont parmi ceux qui fonctionnent le mieux, qu’il s’agisse du très poppy Nez En L’Air ou surtout du magnifique Mon Autre qui commence comme une ballade au coin du feu et s’envole en mille éclats scintillants, révélant comme une évidence d’un coup toute sa parenté avec l’album de Feutre.
Sortis trop tard pour révéler tout leur potentiel, ces deux disques n’ont pas ou peu fait partie des albums marquants de l’année passée. Sans doute est-il probable que Michaël, Jean-Pierre et leurs acolytes s’en moquent un peu. Ils nous rappellent à l’instar d’un Fandor, autre champion local, qu’en deuxième division de district de la musique pop underground, il s’agit d’abord de montrer qu’on est immuablement passionné et qu’aucune contrainte artistique ou économique ne viendra perturber cette passion. Michaël Korchia, avec Feutre ou sous une autre identité continuera son tour du monde des labels pour y disséminer sa musique ; Jean-Pierre Isnardi sortira en CD un cinquième album de Pas De Printemps Pour Marnie dans lequel le français prendra plus de place. C’est écrit. On peut passer sa vie à chercher la next big thing, les prochaines belles gueules à gouaille, à s’émouvoir de pseudo nouveautés hyper bien marketées, y compris dans le monde des musiques indépendantes, les vrais types et vraies filles qui nous ressemblent s’appellent Olivier, Pierre, Virginie, Clémentine, Michaël ou Jean-Pierre. Ils sont la communauté pop undergroud.
02. Pour Oublier
03. Apocalypse
04. Te Fuir
05. Encore Un Soir
06. Mal Façon
07. Acte 1
08. Sentiments
09. Là
10. Un Jour Nouveau
02. Jesus Camp
03. After Spring
04. Stuck To Bed
05. Pier Blonde
06. Nez En L’air
07. Full Hours
08. Body Tender
09. You Spare
10. Mon Autre
11. Obsession
12. Do Not Pray
Merci beaucoup de la part de Feutre !
Bien vue la référence aux Calamités <3. Justement je n'arrivais pas moi-même à trouver à qui cela me faisait penser.