Qu’un groupe tel que Fews se produise dans une salle aussi rikiki que l’International sept ans après avoir sorti un album aussi prodigieux que Means en dit long sur ce qui s’est passé dans le monde des groupes à guitares depuis cinq ou six ans. Sans manquer de respect aux propriétaires du lieu (une cave de légende, bouillante et parfaite pour une soirée clandestine), Fews devrait jouer devant 2000 personnes et pas devant la centaine de jeunes et moins jeunes qui sont venus honorer les auteurs éternels de Into Red et désormais Glass City. Les Suédois ont certes retrouvé avec Welfare Sounds un label pour accueillir leur musique, mais ce label est Suédois. Leur dernier disque, pourtant merveilleux, n’est même pas sorti en CD (vinyle only) et le second, surtout, a été passé à la trappe par PIAS qui les a lourdés, dans sa grande purge pré-Covid, en leur coupant la promotion sous le pied. Résultat : Into Red est passé totalement inaperçu d’un public qui les avaient découverts trois ans auparavant avec Means ou en première partie des Pixies avec lesquels ils rivalisent de concision et d’efficacité. L’Histoire se souviendra ou pas que ces mecs là ont raté le coche (trop de temps entre le premier et le deuxième album… c’est un fait) et qu’au lieu de jouer les premiers rôles (mais qui les jouent à part les Rolling Stones?) l’époque les a envoyés exercer leur art dans les catacombes.
Après deux dates françaises incandescentes à Bordeaux (Krakatoa) et Rennes (l’Ubu), les Fews ont pris d’assaut l’International comme s’ils étaient le meilleur groupe des années 90, avec vigueur, morgue et une décontraction sonique qu’on avait pas vue depuis Pavement. Dans l’entrée, Frederick Rundquist, le chanteur et guitariste, s’échauffe en faisant des moulinets avec les bras. Il nous accueille en nous prenant ses bras et en regardant avec nous Hallan, le groupe anglais de première partie, sur l’écran géant du rez-de-chaussée. « Ils sont cools, il rigole. Ils jouent vite. Merde, ils sont jeunes. Mais tu peux me croire : on va les tuer ! Ca n’aura rien à voir. » Hallan aime décidément beaucoup la France. Ils sont passés chez nous en début d’année et y reviennent déjà. Le groupe de Portsmouth fait partie des jeunes groupes qui montent dans le paysage. Les chansons sont tantôt excellentes, tantôt un peu moins bonnes comme si le groupe ne parvenait pas encore à faire le tri dans ses idées. Une reprise de Joy Division, d’abord avortée puis un peu massacrée au chant, déclenche quelques sourires dans les rangs des Fews qui se sont rassemblés autour de leur leader. Rundquist les a invités à intégrer Metal de Gary Numan à la setlist. 1979. Pleasure Principles. Les deux groupes ne jouent pas dans la même catégorie.
Dix minutes plus tard, le groupe prend la scène comme les jeunes montaient sans doute au front en 1914 : avec l’envie d’en découdre et le sourire aux lèvres. Fews est une machine de guerre, inconoclaste et ravie. Deux guitares (Rundquist et Jacob Olson), une basse (Jay Clifton), une batterie (Rasmus Andersson) qui joue comme deux ou trois. Le son est puissant, sec, métallique et arrondi sur les angles, nappé de reverbs et de courbes soniques qui rappellent le romantisme de Ride, les accents pop de Cure, en vous crachant aux oreilles comme du My Bloody Valentine. Tout est exécuté au doigt et à l’œil, avec talent et une parfaite maîtrise des effets. La voix a beau être mixée un peu bas à l’entame (La Guard et Heaven, pressés), la splendeur sonique et mélodique du groupe se révèle sur The Zoo, l’un des premiers singles à avoir marqué les esprits et qui, quelques années plus tard, imprègne toujours l’air du temps :
In the city left alone
To the bottom no one talks
Time is on my side
Time is on my side
La poésie de Fews est souvent minimaliste, dispersée par un coeur solitaire, en morceaux, confronté à la solitude des villes. L’atmosphère est baudelairienne, mais avec un Baudelaire qui se baladerait avec le moteur vrombissant d’un supersonique dans sa musette. La basse de Jay Clifton est précise, ponctuelle mais aussi d’une souplesse irrésistible. On pense à feu Andy Rourke. Pas parce qu’il y aurait en elle des accents funk, mais parce qu’elle ouvre des fronts, des failles dans le mur des guitares. La setlist est compacte, solide, granitique : ils joueront 14 titres, emballés en 1H10 et sans rappel. Les morceaux viennent à parts égales des trois albums. On distingue évidemment les standards tels que Goosebumps ou l’instrumental génial de I.D, 10 Things qui ressemble trait pour trait à du Interpol première période, et parmi eux, le tube ultime qu’est le More Than Ever, immédiat, primitif, presque vulgaire dans sa façon entêtante de résonner. En 1995 ou quelques années plus tard, ce seul titre aurait enrichi les membres du groupe pour les trente années qui suivent. Qui l’a entendu ? More Than Ever sera peut-être à jamais la dernière tentative du groupe de pointer vers le mainstream, fusionnant dans une geste sublime le surf rock, l’indie rock et la pop.
Le single est recouvert par l’épatante reprise de Metal de Gary Numan puis par un Anything Else souverain et étiré jusqu’aux limites du raisonnable. Le morceau est une tuerie, une sorte de messe païenne aux textes obscurs et hermétiques, invoquant une sorte de mythologie urbaine faite de taxi, de femmes fleuries aux voix érotiques et de temps aboli. Le groupe jongle avec les effets, fracasse ses instruments contre les parois de la caverne. Là où ils passent, rien ne repousse. C’est le sens donné au dernier titre, Ill, qui refermait Means et qui évoque toujours un mélange de Joy Division sur son entame, de Wire pour la virtuosité, de Mogwai pour l’acharnement à aller traquer la beauté dans ses moindres retranchements. Fews dresse une citadelle autour de lui, un bastion médiéval, pour que les infidèles n’arrivent pas jusqu’à lui. Ill sonne comme une offrande mais aussi comme une barrière. Le groupe renvoie un mélange de fureur, de frustration, de fierté d’être là, de plaisir de jouer, en même temps qu’une forme de langueur triste. Il y a une forme de souffrance qui se lit sur le visage de Jay Clifton lorsqu’il tient la note, une contraction sévère chez Jacob Olson quand il tire sur le manche, lui, si frèle et au physique d’adolescent, et une folie manifeste qui se dégage du visage grossi et habité de Frederick Rundquist. Ces quatre là savent exactement où ils en sont et où ils ne sont pas allés. Leur musique a échappé à l’industrie et, d’une certaine façon, l’a prise à revers depuis quelques années. Le groupe est sûr de sa force, de sa position dominante, quand bien même sont-ils obligés de traîner au purgatoire jusqu’à la fin de leurs jours.
On se souvient de leur morceau Zlatan qui ne sera pas joué ce soir. Combien de Champions League ? Combien de coupes du Monde, de titres tout court ? Qui le sait à part lui/eux ? Et pourtant… et pourtant.
Fews est peut-être à ce jour le plus grand groupe de rock à guitares du monde. Ce qui leur fait une belle jambe.
For a band like Fews, to perform in a venue as ridiculously small as the International, seven years after releasing such a prodigious album than Means, says a lot about what has been happening in the world of guitar bands. Without disrespect for the owners of the place (a legendary cellar, boiling and perfect for a clandestine evening), Fews should play their Glass City tour in front of 2000 people and not a hundred. They did find a new label, Welfare Sounds, but it is Swedish. Their last LP, although as strong as the first 2, is not even released on CD (vinyl only) and the second, above all, was scratched over by PIAS, in its great pre-covid purge, which cut off their access to promotion. Result: Into Red went completely unnoticed by an audience who had discovered them three years previously with Means or as the opening act for the Pixies, with whom they competed in conciseness and efficiency.
History will remember (or not) that those guys somehow missed the boat and that instead of playing the leading roles (but who plays them apart from the Rolling Stones ?) our time sent them to practice their art in the French catacombs.
After two brilliant gigs in Bordeaux (Krakatoa) and Rennes (l’Ubu), Fews stormed the International as if they were the best group of the 90s, with vigor, arrogance and a sonic coolness that we hadn’t seen since Pavement was born/dead. In the entrance, Frederick Rundquist, the singer and guitarist, warms up by doing arm flips. He welcomes us by taking us in his arms and watching Hallan, the English support band, on the giant screen on ground floor. « They’re cool, he’s laughing. They play fast. Damn, they’re young. But I can assure you : we’re going to kill them! » Hallan definitely likes France a lot. They visited us at the beginning of the year and are already coming back. The Portsmouth group is promising. The songs are sometimes excellent, sometimes just “bof”, as if the group could not yet sort out their ideas. A cover of Joy Division, first aborted then a little butchered on vocals, triggers a few smiles in the ranks of the band who now have gathered around their leader. Rundquist invited them to include Gary Numan‘s Metal in the setlist. 1979. Pleasure Principles. Joy Division cover !
Ten minutes later, the group takes the stage smiling, as young people undoubtedly charged at the front circa 1914. Fews is a war machine, iconoclastic and furious. Two guitars (Rundquist and Jacob Olson), bass (Jay Clifton), drums (Rasmus Andersson) who play like an army of it. The sound is powerful, dry, metallic and rounded on the angles, covered with reverbs and sonic curves which recall the romanticism of Ride, the pop accents of Cure, spitting in your ears like My Bloody Valentine. Everything is executed by hand and eye, with talent and perfect mastery of effects. The voice may be mixed a little low at the start (La Guard and Heaven, in a rush). The sonic and melodic splendor of the group is revealed on The Zoo, an early single which, a few years later, still echoes the spirit of the times:
In the city left alone
To the bottom no one talks
Time is on my side
Time is on my side
Fews’ poetry is minimalist, allusive, scattered by a lonely heart, in pieces, confronted with the loneliness of urban landscapes. The atmosphere is Baudelairean, but with Baudelaire walking besides the roaring engine of a supersonic in his bag. Jay Clifton’s bass is precise, punctual but also irresistibly flexible. We think of late Andy Rourke. Not because of funk accents, but because it opens up fronts, cracks in the wall of guitars. The setlist is strong and majestic : they will play 14 titles, packed in a 1 hour-10 minutes set without any encore. Tracks come equally from all three albums. The audience react to standards such as Goosebumps or the brilliant instrumental of I.D, 10 Things which looks exactly like early Interpol, and among them, the ultimate hit which is More Than Ever, immediate, primitive, almost vulgar in its heady way of resonating. In 1995 or a few years later, this song would have enriched the members of the group for the thirty years that followed. Who heard it? More Than Ever will perhaps be forever the group’s last attempt to point towards the mainstream, merging surf rock, indie rock and pop in a sublime gesture.
Then comes the astonishing cover of Metal by Gary Numan. Anything Else is amazing and stretched to the limits of reason. The piece is a killer, a sort of pagan mass with obscure and hermetic texts, invoking an urban mythology of taxis, flowery women with erotic voices and time abolished. The group juggles with effects, smashing their instruments against the walls of the cavern. Nothing after us. That’s what comes to mind with the last title, Ill, which closed Means and still evokes a mixture of Joy Division at its beginning, of Wire for the virtuosity, or Mogwai for the determination to track down beauty to its smallest limits.
Fews builds a citadel around them, a medieval bastion, so that the infidels do not reach them. Hold the position. Ill sounds like an offering but also like a barrier. The group returns fury, frustration, pride in being there, pleasure in playing, at the same time as a form of sad languor. There is suffering that can be seen on Jay Clifton’s face when he holds the note, a severe contraction in Jacob Olson’s mouth when he pulls on the neck of his guitar, he, so frail and teenage like. A madman manifesto emerges from the enlarged and soulfoul face of Frederick Rundquist as he stares at the crowd. These four guys know exactly where they are and where they haven’t been. Their music has escaped the industry and, in a way, taken it by surprise in recent years. They are not vengeful. They are on duties. The group is sure of its strength, of its dominant position, even if they are forced to hang out in purgatory until the end of their days.
We remember their song Zlatan which hasnt been played this evening. Glorious days. Zlatan. How many Champions Leagues? How many World Cups, trophies ? Who knows except him/them? And yet…and yet…
Fews may be the greatest guitar band in the world to date. A fat lot of good that does them. Who cares ?
Photos : BB. / vidéo : live in Amsterdam octobre 2023
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