Le minimalisme classique de L’École Schole ouvra sa porte, pour un premier album remarquable, au musicien tunisien (et vivant au Canada), Haythem Mahbouli. A l’échelle du label, réputé pour sa sobriété et son pointillisme discret, ce Catching Moments In Time n’est pas loin de sonner à nos oreilles comme une petite révolution. Le néo-minimalisme s’interdisait jusqu’ici la théâtralité de ses prédécesseurs, le recours à des « procédés » techniques facilitant les crescendos émotionnels et l’expression de sentimentalisme.
C’est à peu près tout ce que réalise ici un compositeur encore débutant et assimilé jusqu’ici autant à des travaux de sound designer ou d’instrumentiste que de composition. Mahhbouli s’appuie sur les séquences de cordes enregistrées avec l’orchestre philarmonique de Prague pour flatter la dimension orchestrale, romantique et parfois quasi symphonique de sa musique. Le son est ample et mêle aux cordes dominantes des nappes synthétiques qui en soulignent la mélancolie et le caractère évanescent. Difficile de résister dans ce cadre, à la bouleversante séquence d’ouverture, Catching The First Moment, qui n’est pas sans rappeler l’évidence des chants chez Górecki sur sa dernière minute. Plus loin, ce sont les fantômes d’Arvö Part ou du Gavin Bryars de Titanic qu’on croise sur le trouble Passage ou le délicat, And Miles To Go Before I Sleep. Mahbouli organise sa musique avec une immense liberté et sans craindre de déborder les limites des genres. Il utilise des samples, des voies, mêle un piano gracile et des échos qui nourrissent la profondeur émotionnelle de ces fragments de vie. Car l’album raconte aussi cela : le voyage sonore et la déambulation dans la vie d’un homme. Le programme (comme on disait avant) s’énonce clairement : il s’agit, depuis le titre, jusqu’au discours théorique qui l’accompagne de saisir l’émotion qui se dégage d’instants particuliers, d’épiphanies individuelles et authentiques. La vie des hommes est constituée d’instants, de scansions qui viennent rythmer et infléchir la courbe du temps. C’est ce que le compositeur entend saisir ici, mimant par son art le rythme et les inflexions de cette trajectoire périssable et sacrée. Cela n’empêche pas quelques faiblesses locales comme la fin du titre 3 ou la prévisibilité d’un Transition un brin long pour ce qu’il a à dire. Partout ailleurs, Mahbouli mène son projet avec un sens formidable des proportions, une méticulosité remarquable et une science innée du dosage des composantes. Birth est un morceau magnifique de classicisme. On pense évidemment ici à Arvo Pärt pour la stabilité de la gamme et la simplicité extrême du rythme. La musique est épurée mais charmante. Growth est bâti sur un schéma rigoureusement identique sur neuf minutes délicieuses et qu’on parcourt avec l’émotion et la tendresse qu’on peut avoir pour l’enfant qui se transforme en adolescent puis en jeune adulte.
Le monde de Mahbouli, son livre d’images sonores, rappelle parfois les travaux du compositeur japonais Kenji Kawai. Les deux hommes ont tous les deux été immergés plus jeunes dans la musique profane et ont côtoyé de près l’univers du rock et du métal en particulier. Dire que cela se sent dans leur musique serait évidemment mentir mais ils en ont gardé un goût pour la simplicité, la recherche d’efficacité et probablement un certain sens de l’épique. Mahbouli, contrairement à Kawai, renonce ici à l’usage des percussions. On pense aux compositions spectrales de Yûsuke Hayashi lorsqu’on écoute Moments That Remain, une pièce qui par son sens de l’économie, s’apparente plus à l’esthétique habituelle du label. Mais c’est dans le registre presque lyrique et quand il cherche à prendre de l’ampleur que le Tunisien s’exprime le mieux et affirme sa différence. L’album se referme sur l’assez génial Catching The Last Moment qui est le morceau plus grandiose et solennel ici. Mahbouli y synthétise toute l’énergie et l’émotion du projet conjuguant l’élégie et le funéraire dans une même recherche de légèreté et de prise de champ. La pesanteur disparaît au fur et à mesure qu’on avance dans le morceau pour aboutir à compter de la sixième minute à une échappée vertigineuse et qui nous donne un aperçu splendide de ce que sera l’au-delà.
D’aucuns reprocheront peut-être au musicien une certaine facilité mais c’est exactement pour cela qu’on fréquente cette école minimaliste, les James Heather et les autres et qu’on les considère comme les grands musiciens classiques de notre temps : ils rendent à la perfection le mouvement qui nous occupe, la fragilité de nos modes de vie et d’expression, la détresse qui nous anime et la générosité larmoyante de nos cœurs. Catching Moments In Time n’est pas, dans ce registre, l’album le plus techniquement impressionnant qu’on a croisé cette année mais sans aucun conteste le plus juste et celui qui nous a le plus touché.
02. Passage
03. And Miles to go before i sleep
04. Transition
05. Birth
06. Growth
07. Loss
08. Moments that remain
09. Catching the last moment
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