C’est peu dire qu’après le choc émotionnel provoqué par le premier album du pianiste anglais, Stories From Far Away On Piano, on attendait ce deuxième long format de James Heather avec une certaine impatience. L’homme est rare et il se sera passé cinq longues années entre les deux disques. Stories était un disque ouvert sur l’extérieur, « volant », voyageur et intime à la fois, traversé par des pièces marquantes aux allures presque pop et addictives à l’image de Ruqia ou Kraken. Heather signait une entrée remarquée et remarquable parmi les pianistes minimalistes capables de mêler une intensité « en dedans » et de fournir ces motifs magiques et envoûtants qui ravissent les amateurs du genre et ceux qui ne sont pas spécialistes de l’instrument, en leur donnant presque de quoi chantonner. Avec ce premier disque, il s’élevait presque instantanément au rang des virtuoses du genre, parmi lesquels on continue de placer en premier le Japonais Akira Kosemura.
Invisible Forces, sans s’inscrire en opposition à Stories, est de ce point de vue là un album moins stimulant, moins vibrant, moins chargé en motifs et en enluminures, moins efficace aussi, ce qui n’enlève pas grand chose au pouvoir de fascination qu’il exerce sur nous. Le titre renvoie à ces forces invisibles dont, dixit Heather, il a découvert l’importance et le règne secret à travers diverses épreuves ou expériences personnelles. Engagé dans un parcours mi-philosophique, mi-sacré, Heather a beaucoup réfléchi à la manière dont l’être humain (lui) se connecte au monde extérieur et à la façon dont ces « forces » interviennent pour connecter les éléments entre eux. Dans son nouveau studio (domestique), l’artiste a passé énormément de temps à jouer du piano et à travailler sur le son, développant, au fil des années, une technique baptisée « pulse music » qui consiste à faire émerger des schémas (patterns) à partir d’improvisations guidées. La plupart des pièces de Invisible Forces semblent émerger ainsi d’une répétition de gammes ou d’essais, de tâtonnements voire d’exercices de jeu qui, après quelques dizaines de secondes, se structurent pour faire jaillir la vérité d’un motif ou d’une émotion.
Les quatre premiers morceaux couvrent un territoire complètement abstrait et idéel où se mêlent conscience de soi (pleine conscience pour les amateurs), visions oniriques et épanchement émotionnel. No Time Limit To Grief est une pièce splendide et introspective qui fonctionne comme un parcours psychanalytique à travers lequel le pianiste chemine vers son propre centre et sa propre douleur. Le cheminement semble long et lent mais surtout jamais vraiment récompensé. Heather ne propose aucune « solution » au morceau, se contentant de laisser le fil au bout de quatre ou cinq minutes de jeu. D’aucuns diront que c’est assez facile à faire et qu’il n’y a ici ni technicité outrancière, ni dessein véritable. Un morceau comme In Your Spirit dit à peu près tout le contraire. Le motif qui est répété tout au long de la première minute est entêtant, utilisé pour ouvrir une voie comme s’ouvrirait un précipice sous nos pieds, tout en refusant l’appel du spectaculaire qui guette souvent les pianistes profanes. Il y a dans le jeu de Heather une présence spirite qui s’exprime et donne une profondeur et une densité impressionnantes à un canevas souvent pauvre et sec.
Une partie de l’album a été influencée par la maladie du père de l’artiste, obligeant Heather non seulement à revenir sur lui-même mais aussi à interroger sa présence au monde et la présence du monde au regard de cette disparition annoncée. Ce mouvement intérieur/extérieur s’accompagne d’une sorte d’illumination mystique qui vient éclairer la vanité du monde d’une lumière qui lui permet de perdurer. C’est ce qui s’exprime sur Balance, morceau qui semble taillé dans l’indécision, et à travers la fraîcheur d’Ultraviolet. Les notes éprouvent le monde, en même temps qu’elles semblent le découvrir, s’y heurter pour la première fois. On pense à Debussy pour cette sensation de jouer les yeux ouverts et de créer du sens et du mouvement en direct et sans médiation. Heather se noie dans une matière faite de temps, d’histoire et de lumière. Forgotten Cities est un peu plus grave et somptueux, notamment sur sa seconde partie, quand il parvient à ériger une ligne de piano haute et verticale comme un gratte-ciel ou les restes d’une cité engloutie. Il faut accompagner Heather jusque là pour contempler depuis tout en bas la hauteur et la beauté de l’édifice. C’est à ce moment précis qu’Invisible Forces devient gratifiant et réellement extraordinaire : on lève les yeux et on voit ce qui reste et ce qui tient debout.
Le dernier tiers du disque est marqué par un sentiment de liberté. Les morceaux divaguent et paraissent moins structurés, moins écrits. On retrouve la matière fluide et filante du premier disque, la nature aquatique du jeu. Invisible Forces (le morceau) s’interrompt au bout de trois minutes pour proposer autre chose. Il tourne à droite, hésite à s’inventer en jazz avant de retrouver le fil. Heather installe une forme de désordre qui désarçonne et déçoit mais témoigne de la recherche en cours. Le risque pour l’auditeur est parfois de rester à l’extérieur des morceaux ou de les laisser défiler sans y prêter attention. C’est un peu le cas avec Ancestral Future Now qui ne nous parle pas tant que ça, mais à peu près tout le contraire quand arrive un Beginnings clair et limpide comme un visage de femme. On tient à une minute (1minute 3 secondes) l’épiphanie du disque, les trois ou quatre notes qui constituent la clé de l’ensemble et qui font de cette pièce la plus belle, la plus juste et la plus bouleversante du disque. La joie inonde, la joie déborde, toute entière contenue dans le petit périmètre du coeur qui bat. Ce morceau est brillant et marque le triomphe du jeu sur le temps et la mort qui gronde. Cette victoire de la vie est célébrée sur un final qui, pour le coup, ne déçoit pas. Hidden Angel est aérien et magnifique, utilisant le presque rien pour suggérer le presque tout, avec un sens de la retenue et de la contrition qui font loi. Que dire de Immortal Beloved à la conclusion ? On pense (on ne sait trop pourquoi) à une adaptation au piano de John Keats, sans mots et tout en larmes. Heather suggère la façon dont l’émotion nous submerge. Bonheur ou tristesse ? Peu importe. Le souvenir est vivace et on se reflète, face à lui, comme dans un miroir d’argent. Ces quatre dernières minutes contiennent des siècles d’histoire, des milliers de vies et de transports.
Il y a dans ce Invisible Forces un monde entier qui tient. Derrière la lisibilité extrême du propos, le minimalisme exagéré du jeu, Heather réussit le prodige de mettre la nature entière en bouteille, de la réduire à une pastille, à un fragment de quatre minutes, dont les variations libèrent au fil des plages un parfum augmenté et authentique, qui nous mène souvent à pleurer de joie ou de peine. Le prodige a beau être anti-spectaculaire, il n’en est pas moins un immense tour de force.