Avez-vous déjà reçu un texto décevant de votre amoureux, au boulot ? Lors d’une journée où vous êtes dès 9h du matin accablée par le travail ? Vous attendiez l’arrivée des vacancelles, et voilà que votre cœur vous lâche : c’est ballot. La ventricule se disloque, et vous sombrez dans un état comateux. Rien de grave : vous êtes déjà mort, victime d’un Tako Tsubo ! C’est également le nom choisi par le groupe électro pop L’Impératrice pour son second album, 3 ans après la balle flanquée dans la poitrine par Matahari.
Allez, fermons les yeux : ayez confiance, croyez en L’Impératrice. Allongez-vous sur votre bureau, les secours arrivent. On sort de soi… Tout doucement… Tout va très bien… un repos éternel s’offre à vous pour écouter cet album… tout va très bien…
Expérience d’amour imminent
C’est avec Anomalie bleue que le club des six ouvre le bal. Cela tombe bien, c’est exactement la couleur que l’on donne à cet électro à la ouate, pelucheux. La voix veloutée de sa chanteuse Flore Benguigui, assez singulière, y contribue fortement. À la naissance du groupe, les garçons n’auraient pu espérer mieux, tant cette chanteuse impose leur signature. Sa voix est à craquer, gracile. On se transforme alors en vapeurs, délaissons notre enveloppe corporelle pour voleter vers les gandins fêtant la vie dans des appartements haussmanniens, ce genre de musique tapissant les soirées pailletées. Une musique bulleuse et sucrée, mais garantie sans matière grasse. Un peu comme La Femme ou Sébastien Tellier, il y a ce maniérisme : les paroles ne sont pas ce qui comptent le plus, mais celles-ci, contrairement aux deux exemples cités, ne sont jamais puériles, ni futiles. La chanteuse, petite dernière de ce presque boy’s band – qui, lors d’une intervention sur Quotidien, ressemblait visuellement, à une fille près, à Duran Duran – s’affermit graduellement à travers des textes plus étudiés, moins précieux, un peu comme un jeune Alain Souchon, ou, plus proche cette fois dans son rendu pop, une Juliette Armanet. Les paroles se permettent même, de temps à autre, d’être féministes en pointillé, mais d’un féminisme juste et loyal, mutin mais bien élevé, non militant mais respectueux, tel que le démontre le superbe Peur des filles, sans doute le plus gourmand des titres. L’Impératrice y décrit la femme comme une entité extraterrestre, une mante-religieuse fascinante et mutante une fois par menstruation, bien plus complexe que ces pauvres créatures masculines, si simples et si pleutres. Chaque clip a le physique de cette musique lustrée et référencée, au coulis glacé.
Tako Tsubo a cette patine de la french touch des années 2010, celle de Yuksek, Jean Tonique ou Breakbot, mirant les années 1970 avec courtoisie, mais avec cette logique pop rock funk qu’avaient des groupes se refusant à devenir complètement électroniques. Le remarquable Off to the Side fera pousser à votre âme des ailettes de chauve-souris pour veiller sous les toits d’un samedi soir. Cela rappelle des groupes comme Lafayette (encore plus quand ils étaient remixés par Jupiter) ou les Brigitte. Beaucoup plus loin dans le temps, les lignes de basses et de synthé semblent chapardées à un hymne disco funk comme Chic, mais plus cireux et intimiste. Auraient-ils scruté les gammes de Neil Rodgers …? Sans doute. D’ailleurs, les clips, qu’ils soient animés ou filmés, s’inscrivent dans cet imaginaire rétro sacralisant le glam des habits et objets désuets et qui étalonne les couleurs, imagerie partagée par la nouvelle scène french touch nourrie par Quentin Tarantino. L’album multiplie les entrées, un peu comme une encyclopédie à références. Submarine recycle ce que l’on pourrait penser être la ligne de basse du Get Down Saturday Night de Oliver Cheatham, tout en la rafistolant et l’insérant dans un coffret complètement différent de l’original, des sons en lévitation, en formes d’arabesques. Parfois, quand Benguigui passe du français à un titre en anglais, on croit entendre Kylie Minogue ou la voix cristalline de Marlène Jobert.
Puisque leur précédent album s’est vu affublé d’une ressortie deluxe incorporant toutes les versions alternatives, anticipons cela en évoquant les remix de Submarine. Le roi de la deep house Todd Edwards (dont le vrai nom entier est… Todd Edward Imperatrice… oui, on vous le jure…), contributeur de la french touch aussi bien aux États-Unis qu’en collaborant aux débuts des Daft Punk, est convié. Le remix reprend sa culture des aplats plus ou moins dissonants ayant fait sa marque, notamment avec le Face To Face des Daft, qui irriguent eux aussi, avec Kraftwerk, l’album. Celui des inconnus DMO, à peine plus convenus, rappellent cette french touch que l’on entendait quotidiennement sur FG Radio avant l’an 2000. Pour Fou et Voodoo?, Montmartre et Poolside – des artistes du même sérail que L’Impératrice – signent des remix attendus, mais pas plus décapants que cela. Remigrons vers la galette d’origine.
Le cœur a ses réseaux
Nous sommes frappés par la texture du tissu musical. Souffle au cœur, instrumental traversée par cette ligne mélancolique infusant les mélodies de François de Roubaix ou de Vladimir Cosma, comporte des notes tridimensionnelles, spatiales, presque expressives. Cet album a bénéficié de la technologie Dolby Atmos, une technique permettant de donner du volume à la musique. Fugace et frivole, Fou est un adorable petit morceau, une bande-son idéale aux verres qui tintent et aux rires badins qui s’étalent sans honte. Plus que Matahari, Tako Tsubo est un puzzle vintage partagé entre le funk, le jazz et l’ (italo) disco, ceux de l’orée 1980. À l’écoute de L’équilibriste, on pense immanquablement au Tout Lâcher de Lomepal (qui avait posé sa voix sur une version augmentée de Là-haut), mais, plus en arrière encore, au formidable album de Doc Gynéco, Première consultation. La structure pivotale du pont musical marque son grand retour, L’Impératrice se permettant des fantaisies, à déficeler la sempiternelle structure refrain / couplet pour mieux s’étaler.
En visualisant la pochette de l’album, on tend à chercher parmi ce mille-feuille de références celles se rapportant au Japon. Avec un titre pareil et un graphisme de la pochette réalisée par Ugo Bienvenue, proche du rendu de l’animé Ghost in The Shell, on ne les trouve pas. C’est dommage, quand on connait le poids qu’a eu le pays du saké dans la synthpop (que ce soit dans les animés et jeux vidéo), cette manière de rafistoler la pop américaine ou européenne et de se la réapproprier, avec des compositeurs comme Yuji Toriyama ou Momoko Kitadai. C’est d’ailleurs peu ou prou la même mécanique qu’exerce L’Impératrice. L’influence reine, l’américaine, n’est plus à prouver. Voodoo? est très funky. George Benson et son Give Me The Night sont probablement passés par ici. Nous ne savons plus si l’on se situe dans le Miami de 1983 ou dans un salon parisien contemporain, mais on s’y sent bien, pour sûr.
Le sextet rencontrant un véritable engouement à l’international, il s’est senti devoir alterner entre le français et l’anglais, et c’est bien normal. Malgré notre refus de chauvinisme, notre préférence va à la première langue. L’album s’étiole légèrement vers la fin, mais il se rattrape avec une étonnante reprise de Michel Berger, chanteur de cœur, dont la musique est audacieusement enveloppée d’une sauce lo-fi royale, ces sonorités bleutées, à l’en rendre… méconnaissable. On flotte d’une plage à l’autre, on volette d’une piste à l’autre, jusqu’à arriver à sa fin. On replonge en soi et revenons à la surface. Nous n’allions pas clamser de surmenage pour un connard. Avec un arc thématique cette fois, Tako Tsubo est un album moelleux et froufrouteux comme une nuit bleu marine ; un album qui se refuse de se résumer à un énième disque électronique mais qui se structure autour d’amours contrariés, et, musicalement, d’un désir d’ailleurs. Peut-être même de cinéma ; qui vivra verra.
02. Fou
03. Hématome
04. Submarine
05. L’équilibriste
06. Off to the Side
07. Peur des filles
08. Souffle au cœur
09. Tako Tsubo
10. Voodoo?
11. Digital Sunset
12. Tombée sur la scène
13. Tant d’amour perdu (Michel Berger Cover)