C’est cette fois en solitaire qu’on retrouve Mighz, la moitié masculine de Timeless Keys, ce duo de trip hop / nu soul qu’on avait adopté avec Ma fille Francine, court EP sorti au cours de l’année 2021. Après Penser proche (2018) et la création du tandem, le producteur slameur range sa voix dans la poche avec un second album entièrement instrumental, Mieux vaut tard que jamais. Avisons s’il détient encore le mojo…
Soleil noir et rose des vents
S’il y a bien deux genres dans lesquels excellent les français et pour lesquels la renommée tarde, c’est bien le mélange du trip hop avec l’ambient : en nos pages, chez nous, on compte La Vilerie, Al’Tarba, Shitao, et tant d’autres qu’on ne pourrait tous les mentionner. Mieux vaut tard que jamais est donc l’album idoine pour vous accompagner dans vos divagations urbaines. Le chemin du bonheur plante un drôle de décor, installant un étrange climat d’une froideur toute tropicale. On retrouve les influences libertaires qui sont celles de Mighz, les flûtes maya se trempant dans une sauce alt hip hop du plus bel effet. On se croirait presque dans un sympathique point’n’click comme Les chevaliers de Baphomet, mais avec une toute autre bande-son, ce genre de jeux calmes d’enquêtes populaires dans les années 1990, accompagnant les tribulations d’un ingénu mettant son nez dans des choses pas joli-joli. Mighz excelle dans le paysagisme musical, la plantation d’univers.
Avec une dénomination de titres comme le miroitant Sun is life, on se sent presque chez l’ami Scalper. C’est donc un soleil assommant qui incendie la vie, quitte à donner un petit coup de chaud dans l’encornure. On quête alors l’ombre. Tout se joue dans ce mélange de candeur obligée et d’un incontestable pessimisme. Sur La vieille sur un tapis volant, alors qu’on file pour livrer quelques nouilles chinoises dans une ambiance à la Jet Set Radio, on se fait courser à coup de jungle à l’ancienne, non plus par les flics, mais contre la montre de notre propre employeur. Puis on va faire un tour dans l’espace, voir si l’herbe y est plus verte. Stellar Gravity sonne les cloches : nous ne sommes plus sur le plancher des vaches, mais à l’épreuve du vide et du hasard. Pas sûr qu’on en sorte indemne…
Carrefour des mondes
On retombe alors sur nos pattes via la gravité terrestre. Ou plutôt sur nos deux roues de vélo. Ambiance GTA : San Andreas, à l’heure où les grelots sonnent le glas du ghetto. Chill ill track agît comme une promesse de vie iridescente. C’est bien, ce genre de musiques, pour se détendre lors de révisions, juste avant des examens. Un sain optimisme investit la lueur du matin, avec ce saxo malicieux. On se croirait dans un comic cool et hard-boiled, qui sait ce qu’il en retourne des durs à cuire, leur juste part de noirceur. Tout se joue dans ce camaïeu de lumières et d’ombres. La colérique Nord a vu le sud se regarde les yeux dans les yeux, fièrement dans le miroir, nous donnant envie de devenir un petit Rocky des sentiers battus, à hauteur de soi. At west, y a du nouveau : il fait psychédéliquement jazzy sur la ville. On se perd dans les ruelles mal famées, attiré comme un moustique par les néons putassiers. Après un repas liquide, les cymbales nous tiennent encore en éveil. Mighz lâche les chiens pour ne plus jamais les voir revenir.
Les promesses de l’aube sont à présent périmées. Mes racines, ce sont la rue, les malfrats, la possible frayeur d’une alarme, le pavé que l’on bat, les lignes de vie passantes de manière ininterrompue, alimentant la rue insatiable. Mighz attrape le bruit des pas perdus. La flûte aux oiseaux, par exemple, souffle une poésie toute contemporaine, qu’on pourrait rapprocher à quelque chose de new age, mais pas bêtement : les rêves ont les yeux tournés vers les plantations d’ayahuasca et les montagnes de l’Himalaya. Pour continuer à filer les comparaisons vidéoludiques, on se croirait dans l’univers bulleux et chamarré de Beyond Good and Evil. On sonde à la fois le nadir de nos profondeurs et le zénith des ciels extérieurs.
À l’écoute de cet album, on perçoit et devine les myriades d’albums digérés par Miguel Hernandez. Un peu de Chicago ici, un peu de jazz là-bas, du trip hop par-ci, des souvenirs d’instrus glanés dans des vieux albums de rap anglais ou américains… On se sent comme Chez moi, en cocon dans notre zone de sécurité. Servie sur Le miel, la voix chantée du producteur fait une apparition kaléidoscopique. La piste nous rappelle particulièrement Maple Tree de Timeless Keys. On regrettera le discours, qu’on devine tiré d’un entretien, brisant la loi du silence. L’album est d’une luxuriance sourde, se laissant dévêtir sans moufter. Lumineux et enjoué, Mieux vaut tard que jamais est une démonstration de force, un album de haut vol démontrant que, tout comme la littérature et la peinture, deux mains suffisent pour entrouvrir d’infinis mondes.