Contrairement à ce qu’on avait prédit il y a quelques années, le renouveau des musiques de films fantastiques ou d’horreur ne s’est pas traduit par un engouement de masse. Les éditeurs spécialisés continuent de prospérer et de sortir chaque mois des rééditions extraordinaires de qualité mais des groupes ou des individus tels que l’Américain Umberto ou les Italiens de La Batteria peinent à concurrencer le souvenir des grands noms du passé (Michel Legrand, John Carpenter, Fabio Frizzi) dans l’opinion. Le genre est négligé par la critique qui le tient toujours pour du sous-jazz ou quelque chose qui n’a rien à voir avec la (vraie) modernité musicale.
C’est évidemment dommage quand on se retrouve face à un disque aussi complet, virtuose et immersif que ce deuxième album de La Batteria. Le quatuor romain est toujours articulé autour de Emanuele Bultrini (guitares), Stefano Vicarelli (claviers, synthés), Paolo Pecorelli (basse) et David Nerratini (batterie). La Batteria II se présente sous l’aspect d’un double vinyle ou d’un CD roboratif de 18 titres, ce qui laisse toute liberté au groupe pour varier les ambiances et explorer des registres nouveaux. La Batteria II fait ainsi le grand écart entre une intro (Prologo) qui sonne sur sa première minute comme du New Order orchestral, des morceaux d’ambiance prog rock joués aux synthétiseurs époustouflants (fuga), des sucreries angéliques « à la Michel Legrand » comme le poétique et sentimental Monica Vitti, hommage délicat et splendide à l’actrice de l’Avventura ou de l’Eclipse, et des titres puissamment démonstratifs et appartenant au champ du rock progressif comme l’impeccable Dogma. On croise des séquences lounge (Antenna), de l’expérimental cristallin et psychédélique (Stiletto), des pièces classiques (intermezzo), du jazz funk (diva), des hommages à peine déguisés aux guitares reines de Goblin et on en passe. Dérouler cet album est un plaisir de gourmet qui donne, il faut bien l’avouer, un peu mal à la tête. Les alternances sont sévères et les reprises incisives ne sont pas toujours simples à digérer. L’unité est moins soutenue que sur le premier album mais on ne peut que constater la qualité d’inspiration du groupe, sa capacité à développer sur, à chaque fois, trois ou quatre minutes, un thème avec un savoir-faire réel et surtout une vraie virtuosité. L’intrication des instruments classiques, des synthétiseurs et des époques de référence conduit à dessiner un étrange continuum temporel où tout s’assemble d’une façon enivrante (spirale qui sonne comme le Metropolis de Kraftwerk). L’effet immersif est total et devrait ravir ceux qui adorent se prêter au jeu des escape games ou de la réalité virtuelle.
Il faut se laisser aller et ne pas trop réfléchir, laisser venir à soi les images de cinéma et les images historiques qui découlent d’une telle musique. On goûte les instants de répit (Intervallo) comme on écouterait du Nick Drake avant de se plonger dans une inquiétante romance à l’italienne (Romanzo). La fiancée est-elle un monstre ? Est-ce que sa famille est à nos trousses ? Notre fuite dans la grande ville d’à côté est un cauchemar (Megalopolis) où l’on manque de se faire écraser par un troupeau de guitares électriques venues se désaltérer à la tombée du jour. La série est B ou Z, selon les humeurs, mais la production a d’énormes moyens et ne nous trompe pas sur la marchandise. Il y a un chœur et un orchestre sur la stupéfiante pièce intitulée Affresco, morceau passionnant qui passe d’une structure quasi symphonique et sacrée à un titre de rock progressif habité et répétitif. Eldorado a des allures de musique de film érotique et nous voici repartis dans un songe qui, à force d’être répété, étendu, confine à la déraison. La Batteria est un disque de voyage dans le temps et le cinéma qui est exécuté et agencé d’une manière magistrale.
A ce stade, il suffit de jouer le disque et de se laisser prendre par la main. C’est à la fois confortable, vertigineux et en même temps complètement déroutant. La Batteria II fonctionne un peu comme un « disque dont vous êtes le héros ». La musique nous est extérieure mais nous transforme profondément l’espace d’une heure. 2170 ultima speranza est un miracle. Le jeu de trompette (Mario Caporilli) est irrésistible et en fait le morceau le plus spectaculairement génial du disque. Comme on disait dans les bandes-annonces des années 60, vous n’en sortirez pas indemnes.