Il y a des musiques que nous pourrions suivre par monts et par vaux. London Grammar est une anomalie en soit, un miracle de groupe se distinguant du magma pop, en ces temps où optimisation et efficience sont les maîtres mots trustant la crête musicale, celle condamnant tant d’artistes à l’oubli et un grand public à son ignorance. Remettons la boussole à l’heure, si vous le permettez.
C’est sur les bancs de la faculté que nos trois bellâtres se rencontrent, à la toute fin des années 2000. Il s’ensuivra un premier album, If You Wait, en 2013, puis, quatre ans plus tard, Truth Is Beautiful. Et le chapelet de formidables titres allant avec, aussi bien salués par la sphère indie pop que l’écosystème électro (la reprise du Nightcall de Kavinsky ou Flume, pas ce que l’on préfère, plutôt leur collaboration avec Disclosure disons). Puis arrive cette année un troisième album consacré au rapports entretenus avec le continent de toutes les promesses. Que dire de celles de ce Californian Soil…
California is burning
Dès l’introduction, nous tiquons. London Grammar fait appel à un orchestre de cordes volontairement grandiloquentes, si habituelles de ces artistes britanniques à succès souhaitant chuchoter à l’oreille de leur auditeur : « voilà l’album de la consécration, nous voilà dans la cour des grands ». On craint alors que London Grammar se prenne au sérieux comme Sam Smith ou Adele qui débuterait avec une ouverture hollywoodienne à la James Bond. Les quelques pistes qui suivent vont bienheureusement nous rassurer.
« L’âme américaine est dure, solitaire, stoïque : c’est une tueuse » disait D.H. Lawrence des terres du sud. Dire que Californian Soil est fidèle à cette célèbre phrase serait un mensonge (du moins une vérité exagérée), mais dire qu’il est aussi aérien que le nuage fuligineux que fût leur musique en serait un autre. Le titre éponyme (tout comme l’album d’ailleurs) est légèrement buriné comme la pierraille rouge sudiste, les guitares avançant dans le désert en plissant des yeux ; mais la voix stellaire d’Hannah Reid fait l’effet d’un zéphyr emportant calcaire sonore, quartz synthétique et autre cailloux que nous sommes. Le morceau serait presque la petite sœur perdue du Teardrop de Massive Attack. London Grammar fait cohabiter céleste et minéral ; et tout cela ne tient qu’à une voix.
Nous apprécions peu les violons qui reviennent de manière intempestive ici et là, qu’il s’agisse des – tout de même – excellents Talking ou Missing. Mais à l’écoute de celle-ci en particulier, la terre finit par craqueler, et nous avec. Ondoyante et gouteuse, la dimension électronique de cette indie pop parsème avec précaution et parcimonie ses effets d’écho et de diffraction de la voix. Lose Your Head est une musique perlée et écumeuse. Les synthés s’y tiennent à carreau. C’est de la pure synthpop, certes, mais ne cédant à aucune facilité (et encore moins celle de se raccrocher à ces damnées années 1980), ni à la gravité expliquant notre crainte. Ce groupe est connu pour ses textes obscurs, amers, mélancoliquement romantiques. Et pourtant, cet album est celui qui s’ouvre le plus à la lumière, le soleil y faisant le beau. La présence de quelques rares producteurs comme Steve Mac ne se font pas sentir, tant le trio tient la dragée haute. Ils sont bien loin de groupes – à présent un peu passés aux oubliettes – tels que Florence + The Machine ou Haim auxquels on pouvait céder à la comparaison à leurs débuts, ou, en France, à une Christine And The Queens un peu plus en phase avec soi. Et pourtant, il arrive que l’album joue avec le feu électrique. How Does It Feel pourrait être un mauvais titre tombé du panier d’un label house londonien, un morceau mollasson qu’auraient pu produire un Duke Dumont peu inspiré, des Blonde irréfléchis, des Eli & Fur ennuyées, alors que Baby It’s You ressemble à une production moyenne de CamelPhat (les retrouver en remixer ne nous étonne aucunement) ou Nora en Pure. Évidemment, cela a de la gueule, mais c’est un peu d’un calme plat qui dépareille. Nous passerons notre tour pour commenter les quelques décevants remix par de prestigieux invités comme le compositeur Cliff Martinez, l’immarcescible Maya Jane Coles ou High Contrast, jamais tant éloignés de la matière brute, preuve de sa qualité inhérente. En fait, à sa source même, la musique de London Grammar est si simple et évidente qu’on a du mal à se raccrocher à des points cardinaux, des aspirations, si ce n’est The XX que l’on reconnait à quelques angles de l’album, et ce certain regard porté vers la scène électro anglaise. Mais tambouillée par des violons, malaxée par des guitares, fricassée en indie pop. Et puis Hannah Reid.
Sous la brume électrique
La chanteuse monte en selle les garçons pour mieux s’imposer en proue. Ce n’est pas une raison pour oublier Dominic Major au clavier ainsi que Dan Rothman à la guitare : car la musique est une dimension essentielle au groupe. Dans un jeu étanche, elle met en valeur la voix de Reid, dont on ne retient presque qu’elle, mais sans oublier sa fondation. Call Your Friends et I Need the Night sont sublimes et justifient à elles seules l’album, pardonnent tout pas de côté. À leur écoute, on a presque envie de croire en l’existence de forces supérieures, de croire en une entité plus grande, une sorte de d’ingénieur supérieur qui nous aurait délaissé depuis quelques temps, mais qui nous narguerait avec quelques gouttes de grâce sur le front. Reid nous souffle avec des phrases osées comme « There is a whisper that our God is a she », élevant le féminin bien plus haut que du crêpage de calvities. La composition ruisselante de ces deux titres nous draine avec elle, presque sacramentelle, rituélique. Il est très rare qu’un groupe de cette envergure n’ait absolument cédé à rien depuis tout ce temps, quand les sirènes d’une musique digeste et sans âme, consommable à la première écoute, règnent de manière ubique. London Grammar ne se soumet jamais à l’impératif d’hyperfestivité factice, mais parle aussi de sujets qui fâchent comme la misogynie, le péril jeune ou, mieux, la vilénie de notre époque, sans excès de sérieux. I Need the Night semble un élément inexplicable, une flamme dans le désert. Il y a une telle virginité que l’on peine à y croire.
Reid a la voix de son physique, sorte de sylphe. Elle est impossible, sainte parmi les mortels. Lord It’s a Feeling a cette grandiloquence à laquelle le groupe nous a habitué, même si l’on regrettera certains mots crus (« I saw the way you laughed behind her back / When you fucked somebody else« ) : le vulgaire lui sied mal. Les sonorités irlandaises, aux consonances gaéliques et alizées, nimbent toujours légèrement cette musique liquide et rustique. Il y a quelque chose d’inextricablement beau chez ces personnes, comme touchées par la grâce ; un sens mélodique, un alliage parfait avec la voix. Le mélange de trip hop et d’électro pop, plus rugueux que d’habitude, semble particulièrement marquer au fer cet album. C’est l’appel de la terre profonde, une sommation à l’union du ciel, de la terre et de la mer.
Il y a un nous-ne-savons quoi de plus lumineux, un tantinet moins grave, si l’on en vient à comparer les travaux précédents. Certes, certaines pistes sont dispensables, comme certains titres évoqués, oscillant entre la musique de producteur d’électro en suspension et celles dignes de longues publicités classieuses (certes, mais pub tout de même) pullulant YouTube. Soit, ce n’est pas le meilleur de leurs albums ; c’est sans doute leur pire. Et pourtant…
… C’est un beau mystère. Même si tout artiste de la sphère indie envierait l’aura qui les entoure, le groupe reste – à notre avis – injustement sous-estimé. C’est le prix du risque, quand on refuse de s’avilir à fréquenter les caniches. Notre honteuse époque se souviendra d’eux comme un modèle de droiture et de fidélité. Et ce n’est que le début ; car non, ce n’est pas encore l’album de la maturité. America conclut celui-ci par une sérénade à l’image de son nom, celles de terres sèches sous un ciel électrique, cet instant précis précédant l’éclair qui fera définitivement tomber le paysage dans la pénombre (« All of our time chasing a dream / A dream that meant nothing to me« ). Ils n’en ont pas conscience : London Grammar est à l’aube de quelque chose d’inconnu, mais d’assurément grand.
02. Californian Soil
03. Missing
04. Lose Your Head
05. Lord It’s a Feeling
06. How Does It Feel
07. Baby It’s You
08. Call Your Friends
09. All My Friends
10. Talking
11. I Need the Night
12. America