Les membres de la French Theory l’ont rêvée, la France l’a pondue. Que l’on apprécie ou non Christine and the Queens, difficile de lui nier un certain brio. Même si l’intelligence – et c’est en cela qu’elle en exaspère plus d’un, encore plus lorsqu’elle se conjugue au succès – peut comprendre aussi une capacité à duper. Pourtant, nous sommes de ceux qui pensont qu’elle (ou elles ou il ou ils ou iels) est (ou sont, ou est, ou sont, ou estont) ce qui est arrivé de mieux à la scène électro pop francophone, avec Stromae, Clara Luciani et David Guetta, entrouvrant celle-ci au marchandage mondial.
Génération moral⸱IN⸱e
Car oui, outre la densité musicale du solide Chaleur Humaine et de l’excellent Chris, albums couronnés (ou devrait-on dire à présent cou-reiné-e-s ?) d’un succès critique et populaire, Christine (ou Chris, ou Chris-t-elles, ou… Christ-ils?) ou Héloïse Letissier de son vrai nom, est l’emblème d’une société schizoïde et mouvementée dans ce qu’elle a de meilleur et de travers. Christine and The Queens est donc à la fois singulière et plurielle, homme, femme et ni l’un ni l’autre, producteur⸱e, chanteur⸱e et danseuse, pansexuelle et simple non-cis-binaire, capable de chanter en français, anglais, italien, franglais, italais, yin et yang, soi et son contraire, un⸱e et tout⸱e⸱s à la fois. Et même si nous semblons faire les marioles, jamais nous lui feront l’affront de le⸱a traiter d’opportuniste en surfant sur des tendances inclusives à la mode depuis peu, puisqu’à l’origine de tout : elle était déjà comme ça.
Depuis l’avènement des réseaux sociaux, les artistes sont devenus bien plus que leur musique. Beaucoup de stars, au-delà de leurs textes, se sont transformées en machines d’idéologie pure de par la prolifération de leurs communications personnelles, la multiplication des entretiens et actes de charité s’écoulant à flux tendu. Nous n’aborderons jamais ce territoire du militantisme politique des artistes, car beaucoup, qu’ils l’aient conscientisé ou non, jouent à ce jeu-là, et nous ne voulons nous abaisser au champs des sermonneurs. Mais quand ce message politique, qu’il soit pleinement militant (comme dans le rap) ou saupoudrant seulement les lyrics, comme avec Chris, s’incruste tant dans la musique qu’elle en vient à la détériorer, voire, pire encore, à contredire gravement la sphère du réel, l’entourloupe se dévoile. Jamais il ne nous serait venu l’idée de moquer cela avec des chanteurs comme David Bowie ou Indochine (avec lesquels ielles aont collaboré avec 3EX, une reprise piteuse de Troisième sexe), artistes de l’ère pré-numérique. C’était une époque un peu plus élégante où la mégalomanie avait la délicatesse de se concentrer seulement dans les travaux ou les attitudes hors champs, plutôt que dans les épanchements numériques. D’ailleurs, les postures ne datent pas d’hier. U2, Madonna ou Daniel Balavoine n’ont pas attendu l’arrivée d’internet : les prémisses étaient là dès les années 1960 avec le flower power, puis, quelques décennies plus tard avec les concerts caritatifs contre le sida ou la pauvreté. Mais elles explosent de nos jours, favorisées par la pression de l’exigence sociale et le besoin d’exhibition. La véritable question qui nous importe, au fond, est la suivante : l’imposture est-elle visible ou non? Pas de chance. De tous les travaux de Christine and The Queens, jamais ce laïus n’a autant été nécessaire, tant la fumisterie se fait sentir à plein nez.
[Nous invitons tout fan sensible de Christine à quitter cet article]
Difficile d’être tout et son contraire sans se heurter à de lourdes incohérences. En seulement deux titres, Christine nous offre ce qu’il y a de pire chez elle, et, avant de provoquer quelque scandale, nous insistons sur le fait que même si nous semblons déborder, l’évaluation se limite comme toujours à la matière musicale. Mais rappelons les faits. Cet EP fait suite à l’énorme concert caritatif, le Global Citizen Live à Paris, concert ayant pour but de faire planter des arbustes et à acheter des vaccins anti-Covid pour l’éternelle brave Afrique (évidemment…). En bonne petite soldate, elle n’a pu s’empêcher d’alpaguer M. le Président (un acte très courageux, on pariera qu’elle en fera de même avec Poutine) avec un petit message sur la bonté et l’amour envers les autres, la décence humaine quoi, toussa toussa… En live et worldwide, entourée d’un parterre d’artistes internationaux, Christine y a entonné les deux reprises annonçant et composant cet EP : une de George Michael… et une autre du petit frenchie Michel Fugain du Big Bazar.
Deux possibles interprétations de cette combinaison improbable sont possibles à ce stade : une bonne et une mauvaise. Nous pourrions y voir une envie de concilier le micro et la macro, le sacré et le profane ; le monstre américain et le petit français des campagnes ; l’amour de l’ailleurs et un léger chauvinisme, le mainstream et le confidentiel. À vrai dire, l’absence de clanisme culturel dont Christine a toujours fait preuve est appréciable, d’autant plus à l’heure où la culture des artistes tend à diminuer et à s’enfermer en silo. Mais nous pourrions aussi l’interpréter comme une petite instrumentalisation à des fins, là encore, non pas esthétiques, mais purement doctrinaires : celle d’aplanir tout au nom de la sacro-sainte Égalité, de dire que tout ce vaut, que tout est beau, d’étoffer sa fanbase, d’occuper la place de marché, et, pourquoi pas, à faire quelques appels de phares, la collaboration – horrible – avec Booba étant possiblement passée par là. Mozart et Booba, même combat! Ce qui détermine cela est on ne peut plus simple : est-ce beau ou laid ? Pas de chance : ce n’est pas laid, c’est juste immonde.
Dans les placards et hors des radios
Fais comme l’oiseau est la chanson française qui, peut-être avec Les lacs du Connemara de Michel Sardou et L’orange de Gilbert Bécaud, se rapproche le plus de ce à quoi peut ressembler un viol cérébral. Le genre de musique à passer à Guantánamo. Son refrain suffirait à vous faire gamberger toute la journée. Votre charge mentale va en prendre un coup, attention! Le coulis électro-pop de Christine and The Queens l’embellit certes un peu, mais cela revient à traverstir un crottin. Les chœurs hérités de l’original sont irritants et emmiellés de tolérance. Voilà le problème. Christine paye un peu pour tous, mais on est bardé jusqu’à l’écœurement de bons sentiments, encore plus quand ces derniers sont presque débités comme un sermon. Pourquoi n’a-t-elle pas privilégié la plus « bon délire » Big Bisou de Carlos ? Ou, dans un registre plus raffiné, le Serge Gainsbourg qu’elle admire tant (allez, on lance au hasard… Lemon Incest ?), elle qui avait repris du Christophe ? N’y aurait-t-il pas eu une envie réfléchie de mauvais goût, à l’heure où tout ce qui est hideux devient cool? On ne se doute à aucun moment du fait que Fais comme l’oiseau soit dans son répertoire de cœur, mais, tout de même, quand on connait son « léger militantisme » (une qualité « par défaut ») et ses affinités avec les mouvements intersectionnels dont le but est, entre autres, la chute du paternalisme, on n’a pas envie de chansons maternantes à téter – d’autant plus si c’est venant de… Chris. Christine et ses Queens veulent nous envelopper dans un coulis feel-good, et le feel-good visqueux, ça va deux minutes. Et alors que la voix s’en sort assez mal avec cette interprétation au raz des pâquerettes, elle ne peut s’empêcher d’enterrer le morceau en beuglant de manière « stylisée » – c’était le but recherché? avec un morceau comme Comme un oiseau, vraiment? – en en faisant des kilotonnes. Et nous avec.
Intéressant est de constater que les artistes souvent se réclamant le plus d’un certain progressisme dans leur discours sont paradoxalement les plus conservateurs dans leur plastique. D’où notre interrogation : est-ce que ces gens sont alignés avec eux-même ? en ont-ils conscience ? Car oui, Christine est très imprégnée par des figures comme Michael Jackson, Prince et David Bowie, tellement que certaines chansons sont des enchaînement de citations. Nous n’avons rien contre cette esthétique néo-rétro, loin s’en faut. Mais quelques séances supplémentaires chez le psychologues pour défaire ses nœuds cognitifs qui truffent ce « genre » de personnes pourraient aider. Christine ne serait-elle pas un peu réac sans le savoir, à se tourner toujours vers le passé ? Alors : conservatisme, nouvelle source de progrès ? Pas ici en tout cas…
Au fait, pourquoi Joseph ? Eh bien parce que, voyons. Une énigme insolvable, absconne (privilégions le néorthographe, c’est amusant) ou n’appartenant qu’à elle. Probablement comme certaines paroles de ses chansons, qui, selon elle(s), doivent se décanter et trouver un sens après une longue de réflexion de l’auditeur. Cela fait une deux semaines, et nous n’avons toujours pas trouvé. Où alors serait-ce une allusion au père du Christ dont elle n’est proche que d’une lettre? L’égotrip de ces gens est tel que cela serait plausible, d’autant plus dans cet acte d’immense bonté. Rappelons que le titre à succès Christine et son dernier album Chris sont… éponymes. Là encore, notre reproche porte uniquement sur la pseudo-posture réflexive. Lors de l’irruption de Christine and The Queens, nous apprécions au début ces galimatias de mots et mélanges linguistiques mystérieux, souvent difficilement (et complètement voulus, contrairement à une certaine Mylène Farmer dont le défaut devenait un charme) distinguable à l’oreille, même si, en tirant sur la corde, elle en a fatigué plus d’un. Mais nous le faire passer pour quelque chose d’autre qu’un exercice de style… c’est se foutre de la charité! En tout cas, ce combo « George / Michel » démasque le fait que sa préférence va à Freedom ’90 qu’à Comme un oiseau (évidemment, on y parle de George Michael et de freedom, quoi, tellement plus tendance…).
Délivrez-nous du Bi⸱en !
Les nappes électroniques composant l’instrumentale sont superbes cette fois, mais celle(s)-ci(s) est accompagnée(s) d’une troupe de gospel en demi-teinte. Des gens mal intentionnés pourraient y percevoir un néocolonialisme camouflé, ce qui risquerait de réveiller un débat malsain dont fût d’ailleurs l’objet le pauvre George, lorsqu’il subît les détestables foudres médiatiques dès qu’il remporta un American Music Award dans la catégorie meilleur album soul et R&B, voulant que cette catégorie reste une chasse-gardée exclusive aux gens de couleur noire. Le racisme n’est jamais là où on le pense! Ah vous dites, elle détient le double collier d’immunité « femme non-binaire + gay »? Autant pour nous. Et alors que tout va comme sur des roulettes, Christine ne peut s’empêcher de saloper le titre – pourtant pas trop mal – avec, là encore, le phrasé… non plus de George Michael, mais un à la Michael Jackson, vers la fin du morceau. Malaise TV. Là encore, une preuve supplémentaire qu’exercice de style (George / Jackson) n’est pas synonyme de finesse. Elle n’a pu s’en empêcher ; elle l’a pourtant fait. Les cadavres des deux ont dû tourneboulés à l’écoute. Quant au pauvre Michel Fugain, une mort dans les prochaines semaines semble parfaitement envisageable.
Quand on apprend que les bénéfices de ce court EP seront reversés au tiers-monde, on comprend mieux l’entrain mis dans cet EP : Chris est allé tirer Popaul au cirque! Lui qui a suscité un tollé sur Twitter en se prénommant Rahim (magnifique prénom… d’Allah, puis, à la suite, Sam le Pompier, nom un peu moins subversif, mais un poil trop phallocrate), on serait presque tenté de dire qu’il a fait du travail… d’arbres. Comme disait le philosophe Rémi Gaillard : « C’est en devenant n’importe qui (quoi) qu’on fait n’importe quoi (qui) ». On semble s’égarer de la musique… et pourtant, aucune véritable digression ici… car en se prenant d’assaut une communauté qu’elle pensait gagner à sa guise, voilà le mouton avaler par les loups qu’il pensait inoffensifs. Le privilège gay ne passe pas ici! Mais bref, pourquoi digresser et l’évoquer dans ces pages, nous direz-vous ? Parce qu’après investigation, il semblerait que ce ramdam aurait été réfléchi pour avancer un mystérieux « projet Rahim et les folles du désert » dans lequel Christine and the Queens et un certain producteur Mike Dean (le beatmaker du… sulfureux Kanye West) seraient aux manettes. Nous vous renvoyons vers l’intéressant article du webzine Neon à ce sujet. Ce qui nous ennuierait le plus si cela se vérifiait, ce n’est pas vraiment le fait que ce genre de pratiques marketing à tendance déconstructiviste énerve inutilement et génère des comportements haineux, ça, ce n’est pas tant notre problème, mais c’est surtout qu’elles en viennent à putaniser l’œuvre musicale d’un auteur talentueux, avec son complet consentement, puisqu’on devine aisément qu’elle en soit la tête pensante. C’est dire l’emprise de la chapelle du bien sur elle. Si, et si seulement cette mascarade est véritable et doit aboutir à de la musique, l’entreprise serait au mieux d’une naïveté confondante (un projet « Robert et les tatas » n’aurait offensé aucune communauté fragilo-sensible-invisibilisée), au pire d’un mesquin cynisme. Il faut sauver la camarade Christine…
Espérons donc que, le nouvel album se profilant, celle-ci arrête l’humanitaire et la moraline du clergé LGBTQIAAP+ (en avant-première, le nouveau sigle d’ici 2 mois) pour se rabattre uniquement sur la musique. Elle, si brillante, qui, auparavant, préférait égoutter ses pensées (qu’on les partage ou non, qu’on les trouve désirables pour la société ou non) à travers une musique souvent épatante, semble se muer en communicante. Quel gâchis cela serait si elle continuait sur cette voie. Joseph, sous ses allures insignifiantes de minuscule EP de troisième tableau, est ce qui arrive de pire à Christine and The Queens, tendant le bâton à ses détracteurs et montrant l’échine à rouster. Seul reste à sauver évidemment l’enrobage plumeux de la composition, mais l’inanité du projet (pourtant ayant des fins honorables : amoindrir les inégalités) est telle qu’elle l’engrise avec. Bref, Joseph est une belle horreur rachitique : belle, certes, mais une horreur quand même. Restera également en tête que l’EP est aussi pauvre que les gens qu’il doit aider. Quand on sait que chacun de ses albums et EPs étaient gorgés de hits, c’est pas joli-joli de nous vendre son fond de cuve : elle aurait dû rester au placard cette fois. En espérant que Chris⸱tine nous lise, car notre article peut la sauver de la dégénérescence réactionnaire, de l’emprise du Bien (et donc de Dieu, création patriarcale par excellence) ; qu’il la ragaillardisse et lui évite de devenir le⸱a pisse-froid⸱e qu’elle se risque à devenir. Bref, on souhaite que sa musique redevienne vite ce qu’elle était : music fluid, et non transparente comme l’homélie à l’eau de boudin ici servie.