Luke Haines / Freaks Out ! Weirdos, misfits and deviants, the Rise and Fall of Righteous Rock’n’Roll
[Nine Eight Books]

9.3 Note de l'auteur
9.3

Luke Haines - Freaks Out !Luke Haines était passé assez près du livre rock parfait avec ses deux précédentes contributions Bad Vibes : Britpop and My Part in Its Downfall, et Post Everything : Outsider Rock’n’Roll (1997-2005). Il avait entretemps donné corps à sa vision de ce qu’il dénomme le Righteous Rock n’Roll à travers un brillant livre de (vraies fausses) recettes préfacé (en passant) par Steve Albini, Outsider Food And Righteous Rock And Roll. 

Son quatrième livre est encore meilleur que les précédents, conjuguant l’érudition musicale d’un Julian Cope (son Copendium An Expedition Into The Rock n Roll Underworld est peut-être le modèle inavoué de Haines), une capacité remarquable à nous parler avec enthousiasme d’artistes de troisième zone inconnus et donc indispensables, et une approche biographico-satirique remarquablement écrite et savoureuse, son Freaks Out est un livre qui s’impose comme un classique immédiat si : 1/ vous aimez découvrir de nouveaux (enfin… généralement assez anciens) groupes 2/ vous avez envie d’approfondir votre réflexion sur ce qu’on pourrait qualifier, selon Dante, de « cercles du rock » et des plus obscurs et déclassés en particulier 3/ si les deux précédents ouvrages de Luke Haines vous ont laissé encore de la place pour des tas d’anecdotes super cools sur la brit pop, The Auteurs et des tas de gens du showbizz.

L’argument principal du livre est de nous présenter dans un ordre choisi des figures du « Righteous Rock’n’Roll », concept qu’on pourrait traduire maladroitement comme « le rock authentique » ou « le vrai rock », qui comprend à la fois en anglais une notion d’intensité et de justesse morale, d’honnêteté et de modestie. Ce « righteous rock » est interprété, dans sa version la plus élevée, par des artistes que Luke Haines qualifie, par commodité, de Freaks et dont il dressera assez précisément les caractéristiques tout au long des presque 300 pages du bouquin. Pour ceux que ça intéresse, Luke Haines est assez sélectif et toujours très très précis dans son approche. Il dresse d’ailleurs en page 267 et suivantes une liste assez longue des artistes qui sont à ranger dans la catégorie la plus noble des Freaks et ceux qui, malgré les apparences, n’en sont pas (Non-F pour Non-freak) ou qui sont simplement des Freak Enablers (FE – autre notion qu’on traduira par « Faiseurs de freak » ou « facilitateur freak »). Pour aider la représentation, on peut donner quelques exemples. Parmi les Freaks, on trouve Vince Taylor, Kurt Cobain, Lana Del Rey, Mark E. Smith, Jarvis Cocker, Lou Reed. Parmi les Non Freaks, Nick Cave, Bill Callahan, Nick Drake, David Bowie, Genesis P-Orridge; et parmi les Freaks Enablers…. David Bowie (on peut être NF et FE), Johnny Marr, les Residents ou Billie Eilish. On est pas certains que nos exemples permettent bien de comprendre la différence mais celle-ci est évidente et limpide quand on referme le bouquin et ne résume pas (totalement) à une hiérarchie arbitraire établie par Haines entre les artistes qu’il aime beaucoup et ceux qu’il aime un peu moins.

Par delà cette approche théorique (assez géniale, il faut l’admettre), Haines mêle un panorama par l’exemple qu’il illustre par son itinéraire personnel et par son attachement intime aux personnages qu’il évoque (qu’il les ait rencontrés ou pas). Il démarre par une réhabilitation de Jim Morrison, par un panégyrique des Virgin Prunes puis une déclaration d’amour à The Fall, qui ont un certain panache. Son enfance à Walton On Thames est sublimée par le passage de divers héros du rock’n’roll qu’il a déjà pu honorer dans ses albums : Gene Vincent, Jimmy Pursey ou encore le moins connu et pourtant précurseur Johnnie Ray (le rockeur auquel Morrissey faisait une référence explicite en portant son fameux « hearing aid »). Ce portrait du crooner est l’occasion pour Haines de disserter sur la coiffure et la houppette des rock stars (la « quiff »), sujet majeur et qui méritait bien quelques pages. A la page 40, on a déjà eu envie d’écouter et d’acheter une bonne douzaine d’albums qu’on ne connaissait pas et cela va se poursuivre ainsi pendant toute la lecture.

Histoire de ne pas vous gâter l’envie d’y aller voir (c’est en anglais pour le moment, mais on espère bien qu’une version française arrivera très vite), on ne vous fera pas la liste de tous les génies oubliés du rock qui sont évoqués dans ce récit merveilleux (les Shadows ? Steve Peregrin Took) mais on s’attarde juste sur les curieux Rallizes Dénudés auxquels Haines consacre quelques pages enamourées, groupe japonais mystérieux et au destin incroyable, sorte de Velvet Underground méconnu, qui invente My Bloody Valentine et le Jesus and Mary Chain avant l’heure, riche en larsens et en vocalises (japonaises) de premier plan dignes de Damo Suzuki, formé quelque part entre 1962 et 1967, et dont le bassiste terminera terroriste détourneur d’avion pour le compte de l’Armée Rouge Japonaise avant de finir ses jours… en Corée du Nord. Le leader du dit groupe, Mizutani, deviendra résident français pendant de longues années. Le groupe n’enregistre rien ou quasiment rien et n’existera par la suite qu’à travers des captures live au son « contrasté ». Ecouter les Rallizes Dénudés... en 1967… reste un choc esthétique véritable qui donne l’impression que le futur a existé avant l’heure.

On pourrait ainsi multiplier les exemples de groupes dont Luke Haines nous donne les clés ou nous dévoile l’existence marginale simplement et sans érudition excessive. Chaque figure est évoquée pour ce qu’elle dit du rock mais aussi pour l’exigence de radicalité, de marginalité, d’excès et de « righteous rock » qu’elle édicte. Par ces portraits en creux, Haines dresse un portrait de ce en quoi il croit, de ses rapports au « succès populaire » et de son art modeste. On comprend mieux pourquoi il compose sur ce qu’il compose, pourquoi il a, ces dernières années, livré autant de disques fabuleux au « pitch » obscur (Smash The System, I Sometimes Dream of Glue, etc). Ce livre est non seulement le livre d’un archéologue méticuleux, d’un enfant adorateur de musiques décalées, mais l’affirmation ultime des vertus de la marge comme point d’observation du monde et tentative de le renverser. A travers ces pages et cette galerie de phénomènes, Haines donne un cours de punk, de classe et de savoir-vivre indispensable.

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3 Comments

  1. says: Li-An

    Je ne lis pas de livres sur le rock mais j’avoue qu’il me fait bien envie celui-là. Ça va me rappeler ma jeunesse lorsque je découvrais dans Métal Hurlant des chroniques d’albums (musique ou BD) dont j’ignorais tout et qui déclenchait des images terribles.
    Par contre, si c’est la couv du bouquin, elle est d’une mocheté assez extraordinaire.

    1. C’est bien la couv. Un peu moins moche quand on l’a entre les mains. Le livre est assez remarquable en revanche avec plein d’anecdotes et de découvertes. Les droits français seraient en négociation.

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