2022 s’achève et on s’en voulait énormément de ne pas avoir trouvé le temps d’évoquer Seim. Le traditionnel bilan de fin d’année où, forcément, il figure en bonne position est donc l’occasion de revenir sur l’un des plus beaux disques écoutés au cours de ces derniers mois. Le disque est beau, parce que l’histoire est belle. Histoire d’amour d’abord entre une discrète musicienne brestoise, Emilie Quinquis et un autre brestois devenu lui une figure incontournable et internationalement reconnue, Yann Tiersen. De l’amour, un mariage, un enfant, des passions communes comme la pratique du cyclisme ; rien que du très commun dans la vie d’un couple. Mais aussi un amour immodéré pour leur terre d’origine et sa langue, le breton, qu’ils entendent défendre sur tous les continents après l’avoir tardivement apprise, comme beaucoup encore. Langue vivante, jadis maltraitée comme toutes les langues périphériques de la République, le breton souffre d’une réputation de langue dure, gutturale, difficile d’accès qui traine avec lui les casseroles de mouvements pré et post-soixante-huitards mêlant velléités indépendantistes parfois violentes, zones d’ombres carrément collaborationnistes et imagerie hippie rarement valorisante, même encore à une époque où l’on se rend compte petit à petit qu’ils ne disaient pas que des absurdités. Alors au breton politique s’est généralement substitué le breton artistique, porté par le légendaire Alan Stivell dès les années 70 ou Denez Prigent dans une approche plus électro dans les années 1990, si bien qu’il n’est plus rare de voir des artistes de la sphère « rock indépendant » s’y aventurer, durablement ou ponctuellement comme Bantam Lyons sur un titre de son dernier album Mardell.
Ici, le breton n’a rien d’une passade ou d’un alibi artistique. Il est la langue d’un projet personnel, amoureux, social, artistique et culturel qu’Emilie et Yann Tiersen construisent à travers leur discographie la plus récente mais aussi et surtout le lieu qu’ils se sont appropriés sur l’île d’Ouessant, L’Eskal. Si la musicienne s’était déjà aventurée dans les méandres de la langue de l’ouest du pays sur As An End To Death, le second et dernier album de son précédent avatar, Tiny Feet (on se souvient du merveilleux Mogerioù Mor), Seim sorti au printemps dernier sur le mythique label londonien Mute est le premier dans lequel le chant breton prend toute la place qui lui est due et surtout pas celle du folklore. A l’inverse de nombreux autres artistes chantant (à raison) dans leur langue d’origine parfois exotique vu d’ici, les paroles de Seim sont soigneusement traduites en anglais pour les rendre accessibles au plus grand nombre. On y découvre derrière l’apparente dureté des mots des textes dans lesquels il est question de mer et de côtes, rocheuses, d’enfance et de « nous » mais aussi de mort à travers la figure célèbre de l’Ankou ou au contraire d’immortalité. Une véritable poésie insulaire que la voix de Quinquis parvient à rendre extraordinairement douce et agréable, faisant table rase des plus tenaces stéréotypes sur la langue.
Si l’arrivée d’une discrète artiste bretonne sur un label de cet acabit, celui précisément de sa célébrité de mari peut prendre des airs de cooptation douteuse, Quinquis balaye en un instant les moindres doutes sur sa capacité propre à convaincre. D’une part parce qu’elle ne sort pas de nulle part mais surtout parce qu’elle a réussi à convaincre une authentique légende, producteur entre mille autres des mythiques Some Great Reward et Black Celebration de Depeche Mode, Gareth Jones, d’embarquer avec elle, sur disque comme en tournée. Avec le tout aussi légendaire boss du label Alan Miller, ils semblent être eux aussi tombés véritablement amoureux d’Ouessant et avoir compris toute son influence sur les projets artistiques d’Emilie et Yann Tiersen, poussant jusqu’à participer tous deux à un incroyable festival hyper pointu autour des synthés modulaires organisé par le couple. La collaboration n’est pourtant pas nouvelle puisque Gareth Jones apparaissait déjà à la technique du pourtant très pastoral As An End To Death, mais sa présence plus marquée à la composition renvoie cet album dans une sphère électronique plus proche du premier album de Tiny Feet en 2014, un Silent traversés de sonorité indus et expérimentales. Huit années plus tard, Seim synthétise ces deux approches en créant un univers électronique parfois encore un peu âpre, notamment sur Adkrog en introduction mais qui va glisser rapidement vers des évocations d’une douceur exquise.
Bien que se déroulant sur un tempo quasiment léthargique, l’album ne manque absolument pas de relief. Toute la qualité du travail de Quinquis est justement de travailler, plus que sur les structures, sur les éléments chargés le plus souvent d’accompagner les mélodies vocales qui portent les titres, là pour le coup, dans une certaine tradition de chant breton. Si le substrat électronique est toujours présent, Quinquis l’emmène dans des directions souvent assez distinctes. La première, sombre et parfois mystérieuse, ramène à certaines productions d’un Gareth Jones flirtant avec l’indus, qu’il s’agisse du breakbeat et des guitares saturées de Setu ou des interférences et infrabasses de Netra Ken, morceau en partie chanté dans la langue cousine galloise. Plus tristes et mélancoliques, Ôg, seul morceau où apparait discrètement Yann Tiersen aux ondes Martenot est une ballade minimale tandis que An Divare, à sa mesure, fait office de titre un peu ambitieux avec sa mélodie enveloppée dans d’amples couches de synthés qui lui confèrent cette atmosphère à la fois mystérieuse et pleine d’allant. Puis, sans non plus tomber dans un excès de jovialité, Eñvor et son thème de piano viennent insuffler un surcroit de vie organique tandis que l’électronica minimaliste façon ISAN de Mintin vient offrir une respiration quasiment bucolique.
Si l’album ne manque donc pas de jolis reliefs, on peut comme à la tour du Stiff perchée sur une falaise culminant elle-même à plus de 60 mètres au-dessus de la mer, continuer à grimper. Rien de mieux pour cela que de faire appel à une vieille connaissance elle aussi habituée des lieux et dont le chant majestueux a déjà fait ses preuves sur plusieurs albums de Yann Tiersen. Ólavur Jákupsson et son chant féroïen viennent donc illuminer un Run époustouflant qui nous promène en stéréo d’un bout à l’autre de l’île dans un formidable gimmick de synthé tandis que se développe en arrière-plan une toile harmonique digne d’un coucher de soleil sur la baie de Lampaul. Et que dire de Te, conclusion parfaitement équilibrée, d’une grande sérénité, portée par quelques accords de guitare limpides qui se posent sur une électronique apaisée, écrin magique d’un très joli texte sur les transformations intimes qui s’opèrent à l’arrivée d’un enfant.
Si on avait compris dès la sortie du premier single Adkrog il y a maintenant plus d’un an que ce troisième album d’Émilie Tiersen allait entrer dans une dimension que l’on ne soupçonnait pas vraiment à l’écoute de ses deux précédents disques, c’est que l’on savait qu’au-delà de l’expérience artistique, ce savoir-faire en perpétuelle mutation au contact de son conjoint, que ce soit sur ses propres projets ou ceux de leur destinée commune, transparaissait ici ou là un sentiment de plénitude et de quiétude. Quinquis, comme une renaissance : en reprenant comme avatar artistique son nom de jeune femme, elle marque sans rien renier, bien au contraire, un territoire qui lui est propre. Alors que les derniers travaux de Yann Tiersen explorent une posture électronique plus radicale et abstraite, Émilie Tiersen elle, s’accapare une partie de ce bien commun pour alimenter son propre univers plus doux et mélancolique dans lequel, textes, voix et chant occupent une place centrale. L’histoire est belle et ce nouveau chapitre en appelle bien d’autres.