Scalper / The Shine
[Like Water Recordings]

9.3 Note de l'auteur
9.3

Scalper - The ShineAvec ce cinquième album solo, successeur du sombre et généreux The Beast and The Beauty, Scalper nous amène à réviser l’hypothèse selon laquelle il n’y aurait aucun progrès en musique.

The Emperor’s Clothes, sorti en 2015 nous avait donné le sentiment que Scalper ne pourrait plus jamais faire aussi bien. Mais il place depuis la barre un peu plus haut  à chaque livraison, enrichissant son hip hop downtempo d’arrangements, de samples, de chœurs ici (Toxicity Toxifies), mais aussi de rythmes et de décrochés audacieux qui étendent l’horizon de sa poésie au-delà des limites qu’on lui connaissait. The Shine succède à un disque qui était fortement marqué par l’absence et la mélancolie, disque dépressif et en même temps presque sacré qui avait été écrit autour de la mort de la mère du chanteur. Ce nouvel album agit d’abord en contrepoint avec une série de morceaux lumineux, chaleureux et accueillants avant de se teinter de couleurs contrastées au contact des perturbations du monde.

Plusieurs chansons avaient été distillées ces derniers mois dont on a déjà parlé et qui occupent globalement les premières places d’une ouverture magistrale et qui donne l’impression d’être littéralement accueilli à bras ouverts chez l’artiste. On prend le petit déjeuner au son d’un Bismillah œcuménique et véritablement réconfortant, avant de tomber le masque et de rejoindre la communauté des croyants (en l’homme) sur un Silence Speaks, qui reste deux ans et demi après sa révélation, un titre d’une force et d’une pertinence extraordinaires. Scalper y livre avec précaution une déclaration d’intention qui pose l’artiste en abeille ouvrière, quasi muette et modeste (« one leaf in one big tree »), au service d’un organisme/d’une oeuvre plus grande et admirable que lui.

 Cette posture de modestie et l’idée selon laquelle on devrait avant de se mettre en avant et de se faire connaître oeuvrer au coeur des choses est au centre du projet délicat du chanteur britannique. On adore l’entendre baisser les yeux tout en revendiquant la protection de son espace sur l’attentionné My Precious, chanson levinassienne qui renvoie au respect infini dû à l’autre et à l’humilité en amour . « My time ain’t like yours, just as precious, you’re so precious to me. It’s so precious. Maybe no treasures like yours but my treasures. » Stars in Their Eyes et Toxicity Toxifies, en mode enfin tubesque, soulèvent un état d’allégresse et une envie de danser (de joie) que le néo-zélandais n’avait jamais suscité avec une telle vigueur et une telle spontanéité auparavant.

Cette première moitié  de disque agit en trompe l’oeil quand résonne le hip-hop lourd en basses et en accusations d’un Tainted Love, incisif et qui dénonce pour la première fois ici les manœuvres des puissants et leaders politiques pour dissimuler l’état véritable de la planète et de leurs manipulations. La poésie de Scalper claque comme un fouet ou une pluie acide (l’une des images qu’il emploie) autour d’allitérations et de résonances qui foudroient l’auditeur. La musique prend une autre allure sur le martial The Game. « Playing the game, when there is no game to play. Play the Game. In the Flames« . Scalper convoque un bestiaire qui mélange plaisirs de la table, dragons et offrandes aux dieux. La poésie est puissante, l’interprétation pleine de souffle et d’élan, comme s’il s’agissait de célébrer une messe noire ou une potion susceptible de déjouer les coups du sort. Il y a une force suggestive dans les images employées et dans la scansion qui crée une forme de malaise et de tension autour du projet.

Mesmerized augure le temps des dénonciations. La texture s’épaissit mêlant des motifs orientaux et des cris samplés qui conduisent à une ambiance quasi militaire. L’unique son de trompette qui résonne sur le génial Tainted Love Reprise qui suit tient sur lui tout l’édifice, sinistre et qui agit comme un rappel de dernière minute des mises en garde qui ont précédé. « Everything not for everyone but everyone wants everything at once. Nothing left on the table….all of them they all ate it up…. they’re poisoning the cake… fed us a rotten carcass, nicely spiced it up. We havent got forever…. Forever noone never. It is changing up. Cycles of weather (…) hailing caustic acid rain burning holes in your liver (…) A world full of slaves (…) bathing in this tainted love… don’t want tainted love… Don’t need tainted love. » On frémit. La vérité est froide, crue et cruelle à la fois, amplifiée dans sa rélévation sibylline sur les incroyables morceaux qui terminent le disque.

Shine agit comme un rébus, un mantra, un sceau. « Shine little creature, little creature shine. » C’est la clé qui ouvre la porte du monde moderne. Est-ce que Scalper dénonce cet appel à briller… en société, devant les autres, à nos propres yeux ? Est-ce qu’il invite chacun à trouver sa propre voie ? L’effet est terrifiant, glaçant comme du rock gothique. On croit se refaire avec I’m Life, l’un des grands grands morceaux du disque. Le chanteur sufi, Nawazish Ali Khan, chante à l’arrière-plan, quand la vie elle-même s’adresse à nous cynique et amusée. « I’m Life. I love you but I’m going to make you cry/ I’m going to show you so many pleasures, so many sights. /You’ll want so much more but then I’ll leave you and you’ll die. You’ll die. I’m going to kill your companions, friends, sons and daughters..  » Il faut écouter et comprendre les paroles pour recevoir le message, sublime et définitif. I’m Life : l’angle retenu par le poète (faire parler « la vie ») est insensé, génial et l’exécution à la hauteur, ponctuée de notes primesautières qui évoque l’ironie et la vanité de l’existence. C’est beau comme une toile de maître, ramassant le sens de la vie, l’absurdité et l’espoir en 3 minutes et 38.

The Shine est un disque prodigieux. Il faut le chérir et le glorifier comme on chérirait ou glorifierait un poème sacré ou une ode à la beauté. C’est un disque qui mélange la joie et les vérités les plus sombres, un disque abstrait et philosophique mais aussi un disque qui sonne vrai et au plus près de nos vies. Scalper est un immense artiste condamné à l’anonymat mais aussi à offrir une voie à ceux qui savent l’écouter, sur un plateau, comme on offrirait une tête tranchée ou un bouquet de fleurs.

Tracklist
01. Bismillah
02. Silence Speaks
03. My Precious
04. Stars In Their Eyes
05. Toxicity Toxifies
06. Tainted Love
07. The Game
08. Mesmerised
09. Tainted Love Reprise
10. Shine I’m Life
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