On dit parfois du troisième album qu’il est celui de la maturité, celle qu’on attrape sans faire attention, en général après la révélation puis la confirmation. Si cette logique peut en effet largement s’appliquer à Up To Anything (2016) et We’re Not Talking (2018), les deux premiers albums de The Goon Sax, trio australien de Brisbane, il semble pourtant difficile, ne serait-ce qu’à en juger à leur dégaine de grands ados encore en train de se chercher une identité, de voir en Mirror II, leur nouvel album qui vient de sortir chez Matador et Chapter Music, celui d’une maturité enfin, ou déjà atteinte. Vraie recherche personnelle, faux genre ou pur jeu d’acteur, Louis Forster en rocker gominée, Riley Jones en ingénue sexy et James Harrison en grand poupon débonnaire cassent en tout cas avec ce nouvel album leur image sage et proprette d’ados touchés par les bonnes grâces des fées de la pop qui se sont penchées sur leurs berceaux respectifs, à moins qu’il n’y ait aussi un soupçon de génétique et d’éducation au bon goût derrière tout ça. Tout ça quoi ? Deux premiers albums parfaits, réalisés en seulement deux années d’intervalle, à 20 ans à peine. Deux disques d’une pop absolument fraiche et épatante, bourrée de sentiments contradictoires mais débordant de cette sève champêtre propre à cette jeunesse tout autant insouciante qu’elle est tourmentée. Deux albums quasi jumeaux qui propulsaient The Goon Sax sur le devant d’une scène encore relativement confidentielle mais dans laquelle étaient légitimement placés les plus grands espoirs.
Seulement voilà, comment continuer à étonner sans ronronner et ce, dès le plus jeune âge ? Comment convertir cette frénésie d’écriture et répondre à toutes ces attentes sans commencer à tourner en rond le quart de siècle à peine atteint ? Voilà sans doute les questions qui ont poussé le trio à se mettre quelque peu en danger pour la réalisation de Mirror II. Couper le cordon semble avoir été la réponse choisie et sans doute la plus adéquate. Direction le sud-ouest de l’Angleterre pour y enregistrer pour la première fois loin du berceau familial est-australien. Ce sud-ouest où l’on croise au détour d’une rue de Yeovil, Cornouaille, un certain John Parish, inséparable double bénéfique de PJ Harvey et producteur renommé à qui il incombera de mettre son grain de sel électrique dans les compositions boisées du trio. Cette Angleterre des plus belles mutineries rock où tout est permis, comme réutiliser des visuels MTV 80’s, poser dans une ambiance glam-baroque un peu dégueulasse et se la jouer rock-star à la une, comme si le NME et le Melody Maker se tiraient encore la bourre chaque semaine, reliques d’une époque où les belles gueules de Damon Albarn, Mark Gardener ou Miki Berenyi semblaient parfois importer plus que leur musique. Alors si Mirror II n’est sans doute pas encore l’album de la maturité, il est en tout cas celui de sacrés changements.
Dès les premières notes de Mirror II qui s’ouvre par le premier single, In The Stone, on retrouve la patte caractéristique de John Parish qui avait su sublimer à la fois la sensualité et la bestialité de PJ Harvey dès leur première collaboration sur To Bring You My Love, son troisième album à elle aussi en 1995, jeune femme tout aussi pressée que nos australiens. The Goon Sax a de toute évidence décidé de durcir le ton, de s’accommoder bien plus qu’avant de l’électricité et de la tension, se dotant même d’un quatrième membre, guitariste, sur les sessions live accompagnant la sortie de l’album. Mais dès Psychic, dans la foulée, on comprend que le groupe n’a pas du tout envie de s’enferrer et tient, dans sa quête d’innovation, à conserver toute liberté, quitte à aller loin et décontenancer. Il livre alors un inquiétant morceau électro-clash, aussi cold que noisy, servant un propos des plus sombres mais porté par une mélodie lumineuse et un refrain somptueux. Elle est là la nouvelle patte The Goon Sax : tout à leur recherche, à leurs expérimentations stylistiques, ils sont bien décidés à ne rien céder à la facilité des mélodies préconçues et passe-partout. Rien de ce qui faisait la force des deux premiers albums, ces mélodies impeccables taillées au cordeau comme des pièces d’orfèvrerie fabriquées artisanalement dans un petit atelier du bout du monde ne saurait être sacrifié sur l’autel de l’électricité et d’une production made in UK. Le travail de John Parish pour accompagner cette mue est remarquable : il propose, accompagne, mais laisse les jeunes gens décider, sûrs de leur potentiel.
L’album trouve petit à petit sa cohérence, entre envolée électriques et nappes synthétiques. Comme un point d’ancrage, un rappel de limites à ne pas dépasser, certains morceaux renvoient plus directement aux premiers albums. Si The Chance est encore entrecoupée de passages dignes d’autres jeunes pousses fougueuses des temps passés telles que 18th Dye ou 18 Wheeler, Temples ou Carpetry interprétées par la voix bancale et touchante de James Harrison sont clairement dans la lignée d’illustres ainées aussies au premier rang desquels se trouvent les Cannanes, avec leur rythme binaire et leur construction basique d’une redoutable simplicité. Néanmoins, ces morceaux peinent un peu à s’imposer face à ce Goon Sax glamour et bruyant, sexy et brumeux. Fidèles à leurs habitudes de composition, les jeunes gens n’hésitent pas à changer de braquet en cours de chanson, à passer de l’ombre à la lumière en un instant comme sur ce Bathwater, terrible, qui passe sans vergogne d’un slow core sous saxo à une disco électrisée que ne renierait pas ce bon vieux Franz Ferdinand. Desire s’impose sans problème dans son rôle du slow langoureux porté par la voix mutine de Riley Jones, des guitares félines et des thèmes de synthé un peu éculés mais qui retrouvent une seconde jeunesse dans cet étonnant contexte.
Pourtant, comme s’il regrettait d’avoir autant joué à se faire peur, comme s’il pensait avoir parfois été trop loin, c’est sur les deux meilleurs morceaux de Mirror II que The Goon Sax conclut son affaire de la plus belle des manières. Sensibles, équilibrés dans leur construction mélodique et stylistique, le très beau Til Dawn et son homologue ultra sautillant et poppy Caterpillars proposent comme une synthèse du Goon Sax d’avant qui serait parvenu à retirer l’essentiel de son voyage d’étude en terre anglaise. Electricité et synthés mainstream ne fournissent alors plus l’ossature ostentatoire des morceaux mais les agrémentent avec finesse et souplesse comme si, à l’issue d’une ultime recherche personnelle, le trio avait enfin trouvé une voie qui pourrait pour de bon être la sienne.
Mirror II envoie, déroute, cogne parfois, surprend souvent. En bien, en mal ? A chacun et chacune de se faire son idée. Il est en tout cas le troisième témoignage d’un groupe doué, surdoué peut-être, bien décidé à avancer sans s’endormir sur les premiers lauriers récoltés. Bien décidé aussi à jouer, car la musique est un jeu et ces grands enfants font bien de le rappeler. Un jeu où l’on peut se grimer, se prendre pour qui on n’est pas vraiment ou à l’inverse pour qui on rêverait d’être, cheveux tirés en arrière, la main portant à la bouche une brosse à cheveux en guise de micro, devant le miroir. Ça, tout le monde l’a fait étant gosse. The Goon Sax, en garnements splendides, loin de la maison, nous refont le coup, cette fois pas en mode karaoké mais avec de vraies chansons. Miroir, II.