Gaspar Noé annonce les couleurs : la collection hivernale Yves Saint Laurent 2021 sera rouge sang et noir profond. Tout débute comme un slasher. Pas n’importe quelle péloche à tueur masqué : l’un avec du disco dopé aux hormones à fond les baffles. Décortiquons ce court-métrage musical au scalpel.
Splatter Disco
Des ombres griffant la lune ; un cri déchirant la nuit. Celui d’une femme courant en robe de soirée. Pas n’importe laquelle : une mannequin vêtue d’un ensemble YSL à 4980 euros, s’égosillant en rythme sur I Feel Love de Giorgio Moroder. Victime parfaite pour esprit pervers. La promesse d’un plaisir régressif et old school? On s’attend à voir Freddy Krueger déchiqueter de la haute couture.
Puis notre Alice arrive dans un donjon habité par un harem de vamps. Serions-nous devant un remake de Spermula? Non. Kiki la Petite Sorcière? Encore perdu. Suspiria ? On chauffe. En plus, la meute de créatures zieutant délicieusement notre héroïne est menée par une vestale incarnée par… Charlotte Rampling ! Pas très politiquement correct tout ça, dis donc. On a l’envie subite de dénoncer ce délit envers la mixité, d’entonner avec la voix virile de Patrick Juvet : « Où sont les hommes?! ». Puis on s’y résigne, et redevenons lucides. Ne boudons plus ce plaisir rare.
Voici le théorème musical structurant ce clip publicitaire :
[(0 homme visible + 0 mot + 11 mannequins + Charlotte) x Noé à la caméra] puissance ^ (I Feel Love de Moroder à fond les ballons – la voix de Donna Summer) = Extase totale ! Ce cauchemar a décidément l’allure d’un rêve…
Dans son film Climax (2018), Noé avait eu la bonne idée de prendre une version exempte du vocal de Supernature, le titre de Cerrone. Le titre s’appréciait tout autrement, poussant notre attention auditive à se concentrer sur la mélodie, dans sa nudité la plus pure. Le bouche-à-oreille fût tel que cette version, jamais commercialisée, fût réclamée… et sortit 40 ans après l’original! Depuis, la Fondation Yves-St-Laurent, en quête de cette douce frayeur de scandale bourgeois, s’est acoquinée avec Noé en lui donnant carte blanche pour réaliser un moyen-métrage, Lux Æterna (2020), déjà sur les autodafés et sorcières. Depuis, le couple semble faire bon ménage, Noé débarquant avec son ami SebastiAn (autre habitué de la maison) sur les podiums du « roi de Paris ».
Vade Retro Sébastien
SebastiAn est ici au mixage. Et en fidèle procrastinateur – maladie touchant tous les membres branchouillards de la Parisian Touch -, rebelotte : Seb’ fait pareil qu’avec Supernature. Gros problème : le fait que soit accolé à SebastiAn le titre I Feel Love. S’il s’agit d’un pur rachat des droits et que SebastiAn se sente l’audace de faire sien la piste seulement en… enlevant la voix de Donna, c’est un peu fort de café. D’autant plus que, lorsque l’on réécoute son 1er album Total, et plus particulièrement des pistes comme Tetra, Arabest ou Love in Motion (aux effluves de Prince, et où on retrouve Noé à la direction du clip). On le sait suffisamment talentueux pour produire du simili-disco. Pourquoi ne pas rentabiliser sa présence? N’importe quel ingénieur du son peut élaguer une piste. On ne sait où se situe sa valeur ajoutée. Connaissant son envie de produire, qu’il aille voir Jean-Louis Costes comme promis pour l’aider à devenir la superstar qu’il mérite d’être : le mélange serait détonnant !
Revenons à la piste de Summer. Même la dénomination de remix serait… malhonnête intellectuellement. Ceci est pléonastique dans notre bouche. On aurait préféré que le travail soustractif de SebastiAn soit crédité en tant que réagenceur sonore, et que le terme de rework soit privilégié. La maldonne repose sur une lourde ambiguïté étymologique, et elle justifie amplement cette parenthèse. Une oreille à l’éducation musicale en cours pourrait facilement penser qu’il s’agit d’une création propre à SebastiAn, et c’est problématique. Honorons nos anciens comme il se doit. Mais le nouvel arrangement n’apparaissant ni sur son mur Soundcloud, ni son compte YouTube, on mettra cela sur le dos du créditeur. Cela n’est probablement pas de son fait. Sans rancune…
SebastiAn – Love In Motion [interdit aux moins de 18 ans]
L’absence créatrice
… Sans rancune, car là est l’excellente idée d’exhumer un titre dans son infinie fainéantise. Déshabiller la piste en découplant la voix de Donna Summer pour mettre en exergue la complexité hypnotique de I Feel Love. Summer brille par son absence, et fout la piste à poil.
Giorgio est maître au château… et Brian de Palma n’est jamais loin, l’œil au judas. Que voit-on derrière ? Corps multicolores, jambes fuselées, allures félines, physiques racés. Dès lors, la caméra devient folle. Elle tourne de l’œil, part en crise de split screen et en plan à double focale. La sorcellerie sonore du rital moustachu n’arrange en rien les choses. Certes, Noé et Seb’ ne se sont pas foulés des masses. Aller chercher une piste moins iconique mais tout aussi puissante dans le catalogue de Moroder aurait pu être plus audacieux : on pense au merveilleux Utopia [Me Giorgio], malheureusement déjà incorporée dans Climax, ou à l’instrumentale de From Here to Eternity (dans sa version remixée, album Innovisions), moins connues du grand public. Ou, plus osé, commander une production italo disco mais tout aussi puissante, chez des pontes actuels comme Tensnake, David Vunk ou Carpenter Brut… Noé aurait tout aussi pu utiliser son réseau pro’ avec le copain Thomas Bangalter, qui émaille la bande sonore d’Irréversible. Des questions qui méritent d’être posées, mais ne rechignons plus.
Quoi de mieux que du Moroder pur jus pour rentrer en transe! La piste musicale est une formule mathématique imparable, à la chromatique tridimensionnelle imperfectible. Elle nous fait tourner la tête, vous agrippe la cervelle pour mieux vous masser les glandes. On comprend à quel point l’original aura rendu dingos certains : la partition aura fait naître plus d’un bébé en 1977. Le clavier fou de Moroder est typique des années disco, et ce-dernier rappelle le travail synthétique de Wendy Carlos sur Orange Mécanique. Connaissant l’amour indéfectible de Noé pour Kubrick (et le scandale), les sonorités lui auront parlé en réminiscences. Tout fait sens. La boucle est bouclée. Seuls restent de Summer les gémissements lascifs au loin.
Les portes du gynécée
Après donc un début en Griffes de la Nuit, place aux gialli et couleurs enfériques. Nul male gaze ici, Noé évite cela avec brio. La caméra n’agresse pas, elle virevolte en rythme dans les intérieurs capitonnés et baroques du château Gabriel. Elle embrasse l’allure languide des corps exposés, sans jamais les chosifier. Nous pouvons enfin l’affirmer avec fierté : « Derrière toute grande femme (nous parlons ici de mannequins YSL) se cachent des hommes de passion ». C’est chose faite. Un acte éminemment féministe en soi. Le bas blesse par contre au niveau des tenues exhibées : le confinement n’aura pas été très inspirant pour Anthony Vaccalero. Ses manteaux à poils de mouton et robes à plumes d’autruche sont d’un ennui profond, rappelant la catastrophique collection printemps-été de 2017. Une alternance serait salutaire.
Mise en image, la piste de Moroder arbore une dangerosité sexuelle excitante. Noé assure le service minimum, mais son génie intrinsèque réussit toujours à nous draguer vers une voie « SANS ISSUE ». Le connaissant, on s’attend à tout moment à voir le donjon se transformer en île de Lesbos. On connaît l’envie déviante de Noé, mais réfrénée, d’éreinter ses poupées. Et on le comprendra. Mais il ne cédera pas à la tentation. Il délivre un court-métrage qui ne peut se permettre de montrer sa sororité et Rampling se lapper le minou : aucun intérêt qu’elles fassent tomber les robes… Une publicité YSL sans vêtement? Un non-sens! À la place, nous aurons une Charlotte Rampling un poil pathétique, tentant d’invoquer l’âme du créateur. On aboutit donc à une publicité un tantinet fainéante… mais qui arrive quand même à vous draguer le cristallin, tout en vous branlant les tympans.
Parler de ce que l’on voit à l’écran nous épargne cette difficulté à traduire les sonorités en mots, et c’est ici chose possible. Ce qui reste appréciable, quand on constate la grave inertie artistique touchant tout autant le marché de la pub que du clip musical. Le « petit prince de la couture » s’est accordé les grâces d’un radicalisé de la caméra, de ceux alliant sacré et profane, finesse et mauvais goût (une qualité rare de nos jours). Mais le délire bourgeois connait ses limites. Connaissant Noé, on sait que le rouge aurait été plus chair, et le noir plus… blanc séminal. La scène de crucifixion dans la boîte libertine de Love, avec en fond sonore le thème principal d’Assaut composé par John Carpenter, aura marqué au fer rouge plus d’un spectateur, et nous laisse imaginer ce qu’aurait pu être le clip avec les mêmes fonds (sonore et financier), sans l’écurie St.-Laurent derrière. Connaissant ses problèmes pour trouver des investisseurs, Noé est toujours prêt à dire oui pour filmer, quitte à se contenir. Il a bien raison d’accepter, en période de disette.
Reste Moroder qui habille sur-mesure le spot. Le métrage est plus à regarder pour le nouveau mixage de I Feel Love et ses envoûtantes harmonies. À l’allure où va le monde, elle sera vraisemblablement passé à l’échafaud d’ici peu pour son potentiel érotique, culture de l’annulation oblige. Si le spot publicitaire ne s’autorise aucun débordement, l’architecture musicale de Moroder nous laisse encore miroiter des choses merveilleuses. On ne voit bien qu’avec l’écoute. Le fantasme est invisible pour les yeux…