La meilleure chose qui soit arrivée à Cléa Vincent est, foi d’indécrottable défenseur de l’édition indépendante, ce deal avorté au début des années 2010 avec Polydor et son arrivée chez Midnight Special Records chez qui elle jouit d’une liberté d’expression plutôt remarquable. Pas dit par exemple que la major lui aurait laissé la latitude de sortir cette série de gros EP / mini LP uniquement en vinyl et digital, les Tropi-Cléa, dont sort ces jours-ci le troisième volume et dans lesquels elle laisse depuis 2017 ses inspirations les plus exotiques s’exprimer en toute liberté. Si l’imagerie de ce troisième tome se veut volontiers rétro, des couleurs criardes au piano électrique Wurlitzer 200A au son si caractéristique, c’est pour mieux rendre hommage à cette période pour beaucoup bénie ou malgré les guerres, froide ou d’indépendance, régnait sur le monde occidental (et riche) un parfum de légèreté et d’insouciance aux odeurs d’essences tropicales. Vues d’ici, l’Afrique, les Caraïbes ou l’Amérique du Sud, pourtant loin d’être les paradis fantasmés, étaient le terreau de musique novatrices notamment par le métissage entre leurs origines autochtones et les différentes musiques pop importées par l’intelligentsia colonisatrice. Cependant, impossible de réduire la collection des Tropi-Cléa et notamment ce nouveau tome à une resucée d’easy listening pour party endiablée dans un St Tropez de gendarmes ou un film d’action pour espion ringard : Cléa Vincent a montré depuis longtemps, depuis toujours en fait, qu’elle valait bien mieux que cela.
Entourée d’une ribambelle de musiciens au premier rang desquels on retrouve le fidèle complice Raphaël Léger (Tahiti 80) mais aussi Baptiste Dosdat et Raphaël Thyss, ses comparses habituels qui l’accompagnent sur scène, elle livre 5 nouvelles compositions et une adaptation en anglais d’un titre plus ancien. Des compositions qui n’ont rien de chutes de studio ou de chansons au rabais : écrites, conçues et enregistrées pour ce projet, elles se libèrent aisément de la tutelle des deux albums magistraux de la parisienne pour se développer dans un univers parallèle, jamais loin de ses aspirations pop, mais assurément singulier et exotique, sans jamais tomber dans la caricature ou la facilité. Tropi-Cléa n’a rien d’un délire exutoire enregistré entre quatre murs parisiens en plein confinement mais trouve bel et bien ses racines dans la tournée centre-américaine de septembre 2017, précédée d’une première escapade vénézuélienne en mars de la même année, à l’origine de l’enregistrement express dès le retour en France du premier opus de la série. L’Amérique centrale, Cléa Vincent n’y a pas débarqué en terrain improbablement conquis d’avance mais a bénéficié du travail de l’Alliance Française pour le rayonnement international de la culture hexagonale. C’est sur place qu’elle a conquis, tout autant qu’elle a été conquise par des sons qui lui rappelaient soudainement, comme une évidence, une partie de sa culture musicale autant qu’ils l’appelaient, irrésistiblement.
Si chaque volet s’est avéré au final plus ou moins exotique, Cléa Vincent ayant quoiqu’il arrive du mal à se détacher de son univers pop habituel, c’est bien qu’outre quelques références évidentes aux musiques du soleil, les Tropi-Cléa sont avant tout une question d’état d’esprit. Bien qu’en façade baignées de la lumière chaude d’un soleil omniprésent et de la moiteur de soirées torrides entre danses chaloupées et cocktails colorés, les compositions ici sont le plus souvent teintée du jazz lancinant de sa formation initiale au Conservatoire à coup de cuivres feutrés, omniprésents et évoquent plus des ambiances certes inter-tropicales, mais plutôt discrètes, loin des Papayou Club de bord de plage à l’eau turquoise. Avec toute la subtilité et la grâce qui font sa signature, elle fait entrer ces métissages de cultures dans ses standards habituels plus que dans d’improbables envolées world music altermondialistes stéréotypées. Quelque Chose Qui Me Chiffone n’a par exemple pas grand-chose d’exotique ; on y retrouve par contre une rythmique particulièrement chaloupée et un piano électrique qui sont autant de références aux années 70 et à cet esprit empreint de liberté et de curiosité. L’anglais de Big Bad Wolf n’apporte pas grand-chose par rapport à sa version d’origine mais est la conclusion d’une belle histoire confinée, celle de la reprise du Méchant Loup par un musicien et fan anglais, Robin French, postée sur les réseaux et finalement retravaillée ensemble et incluse au disque. Au passage, ce titre déjà présent sur Happée Coulée, l’album jamais sorti par Polydor en 2013 est bien la preuve que Cléa Vincent avait dès ses tout débuts intégré dans ses compositions une somme d’influences diverses et chamarrées. Quant au final instrumental Jamais 2 Sans 3, il est de la famille de ces morceaux qui ont bercé toute une jeunesse télévisuelle, quelque part entre génériques de jeux d’aventure ou ceux de comédies mythiques, les deux nous entrainant par-delà les pains de sucre planer au-dessus du Corcovado.
Mais ce sont indéniablement dans les premiers jours du voyage, quand le dépaysement total prend l’allure d’une bonne claque, qu’il faut aller chercher les plus belles réussites du disque. Panama Paname en un jeu de mot malin dresse toute la carte d’identité du projet. Le morceau se développe élégamment, s’imprégnant petit à petit d’une belle mélancolie bossa, portée par des cuivres soyeux et des chœurs aériens. La voix de Cléa Vincent, toujours sur le fil, mais penchant invariablement du meilleur côté garde en elle ce côté ingénue-pop au charme fou. Xela renforce encore cette impression et nous immerge complétement au cœur de la deuxième plus grande ville du Guatemala, Quetzaltenango. Aussi appelée Xela [Chéla], elle est de ces villes en marge des guides touristiques qui ne s’offrent véritablement qu’aux plus curieux et aventureux de ses visiteurs désireux de s’imprégner de la forte culture maya qui prédomine encore et visiblement ce 14 septembre 2017, elle a conquis un nouveau cœur français. A tel point qu’elle est remise à l’honneur dans le dansant et caliente Recuerdo dont l’efficacité rappelle forcément cette vague de pop dansante latine des années 80 quand en marge de l’italo-disco, quelques producteurs et chanteurs de la botte ou d’ailleurs optaient pour d’exotiques pseudos hispanisants afin de gagner en crédibilité caribéenne tant dans les boites de la Costa Del Sol que dans le reste de l’Europe.
Tropi-Cléa 3 est le disque d’une artiste qui assume avec goût une certaine nostalgie des années où les producteurs Maritie et Gilbert Carpentier gratifiaient la France des 2 puis 3 chaines télé de soirées musicales incroyables qu’elle tente à sa modeste façon de faire revivre à travers son projet de Web TV Sooo Pop. A la hauteur des deux autres volumes mais un cran en dessous de ses deux albums, on y retrouve cette Cléa Vincent à la fois globe-trotteuse imprégnée de musiques d’origines très diverses mais surtout fondamentalement pop dans son écriture et son approche. Du monde qu’elle a parcouru, de la Chine à l’Australie, de la Corée à la Turquie, rien de l’inspire tant que cette Amérique latine qui a tant donné à la musique depuis des décennies et à laquelle elle est viscéralement attachée, au point de lui rendre ces hommages appuyés et répétés. A n’en pas douter, elle est The Girl From Ipaname.
02. Xela
03. Recuerdo
04. Quelque Chose Qui Me Chiffonne
05. Big Bad Wolf
06. Jamais 2 Sans 3
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