Figure installée depuis plus de vingt ans dans le milieu pop néo-zélandais, le mystérieux cagoulé Jonathan Bree connait un succès éclair il y a cinq ans avec You’re So Cool et – il faut l’avouer – assez inconcevable, tant cette petite chanson est à la fois anodine dans le répertoire de Bree et appartient à un genre, l’indie pop, de moins en moins la proie au succès. Cofondateur de The Brunettes, Bree entre chez Lil’ Chief Records dès sa création vers 2002, le label de notre chouchou Princess Chelsea. Après un After the Curtain Closes (2020) passé inaperçu pour cause de covid, Pre-Code Hollywood constitue son cinquième album, évoquant par son titre l’avant code Haynes, soit une période licencieuse et éloignée des diktats moralistes de l’époque.
Drama king
Ce n’est pas tant la carte de la transgression qu’avance Bree, mais celle du renversement – à entendre ici comme inversion, et non déconstruction – des archétypes. Avançant des textes d’une noirceur sans espoir, c’est par l’adoption d’une posture bowienne d’adonis roulant des mécaniques que les paroles frappent, comme ici sur When We Met : « Like a dog that’s been alone for a day / I remember us best / Living in a house that was condemned / You’ll never look at me like / You’ll never kiss me like when we met« . Jonathan Bree n’est pas un pessimiste ; c’est un tragique. Alors que Bree apparaissait comme une Lana Del Rey au masculin sur ces précédents albums, c’est tout comme s’il était un personnage houellebecquien brandissant sa ceinture d’ascétisme avec fierté, et l’effet se révèle assez drôle, pince-sans-rire. Il règne ici un joli misérabilisme, d’autant plus supportable que l’on ressent un certain plaisir ironique de Bree à adopter cette voie, se posant tantôt en créature mystérieusement inaccessible, tantôt en solitaire ayant séché ses larmes, revenu de tous les affres de l’amour. La présence canine se voit maintenue sur la superbe Politics, morceau évoquant en nous le meilleur de la musique de John Maus :
« I’m just a man / Who needs a dog /
Who needs me, me back / To go on long walks /
To calm the nerves / […] /
And we will be a classic team / The world won’t seem unbearable »
C’est à croire que Bree a été inspiré par les visionnages de John Wick et le mutisme du personnage, les bourre-pifs en moins. Et même si la comparaison – avec John Maus cette fois – se limite à la composition, on ne pourra s’empêcher de constater un étrange jumelage entre les manières d’écrire des deux artistes, tant leurs styles respectifs mêlent thèmes existentiels à la trivialité la plus quotidienne. Sur Epicurean par exemple, Bree vante les vertus de l’objet canapé, de la solitude consumériste dans un monde pour lequel les dés sont déjà jetés :
« I am the king of this couch / Why waste time with someone else? /
Be my heart Epicurean / While on the road to ruin […] /
Order the things you want online (We know what’s) / There’s no need to kill the lights (What’s good for) /
Be my heart Epicurean (For your health) / While on the road to ruin (Heart Epicurean) »
Allez danser après ça, allez danser…
Homme fatal
Car il semblerait que Pre-Code Hollywood soit son album le plus baroque et pop. Comme de nombreux albums post-punk contemporains, il use et use d’un rideau synthétique d’une veine so 80’s qu’elle rappellera d’obscurs groupes oubliés soviétiques comme Альянс (Alians) ou, plus proches de nous, les américains de Glass Candy. Mais bien qu’on entende sur We’ll All Be Forgotten (notez l’optimisme) quelques lignes de guitare désespérées qui ne pourront, dans l’histoire de la musique, plus rien évoquer d’autre que Joy Division, l’album se refuse à se truffer de références spécifiques. Là encore, comme Maus, dont la musique, bien que renvoyant esthétiquement au son 80, est dénuée de tout clin d’œil. Au mieux, sur Miss You, c’est à une catégorie de groupes mixtes auxquels on pense plus qu’à un groupe en particulier, comme les chanteurs de bandes FM tels que The Human League et Berlin. Ou à la langueur gelée de The Sisters of Mercy, une octave plus haut et l’accalmie en plus. Car bien qu’artiste solo, l’album est de nouveau assuré par la compagnie de Princess Chelsea, assurant les chœurs féminins de nombreux morceaux, évoquant alors par sa noirceur le français Jean Felzine et son tandem avec Jo Wedin. La boss de Lil’ Chief est encore un personnage de l’album, tant elle oppose son pétillement désuet à l’inextinguible rugosité de Bree. À l’oreille, on reconnait le doigté de Nile Rodgers sur sa gratte, venu prêté basse forte sur l’album. La chose la plus paradoxale, c’est que c’est une musique qui s’écoute merveilleusement en départ de vacances romantiques, et qu’on imaginerait bien servir une série Netflix comme la firme sait en fournir tant.
C’est un secret bien gardé des fans de musique, mais ce n’est pas toujours facile de capter les paroles d’un chanteur, que cela en soit dans une langue étrangère… ou pas. Réjouissons-nous, l’articulation de Bree est fringuante, au service d’une voix à la fois caverneuse et lumineuse. Mauvaise habitude que Bree trimballe depuis plusieurs albums, il faudra un jour en finir avec ces cordées de violons accentuant ici un romanesque virant au sirupeux en leur présence. Il faut dire que c’est son album le plus démonstratif et expressif. Le derniers tiers semble témoigner d’une influence « french touch 2.0 and friends » spécialité synthwave, tant la production de You Are The Man pourrait provenir de Kris Menace, et celle de Steel and Glass d’une sensibilité techno-poétique commune à Alan Braxe et Rhayader. Pre-Code Hollywood ne passera (peut-être) pas l’épreuve fatidique des tops de fin d’année, tant un auditeur de groupes contemporains de synthpop 80’s se sentira en terrain balayé par une ribambelle d’autres groupes, mais Jonathan Bree fête d’une belle manière les vingt ans du label.