En écrivant au sujet du dernier album de Mighz, Mieux vaut tard que jamais, et de celui de Tillous, Mémoires parallèles, on se disait à quel point la France couve une scène d’abstract hip hop, d’ambient et de trip hop composant dans un silence d’ermite. Pourtant, si elle mérite bien une chose, c’est d’avoir sa petite heure, d’être reconnue comme d’honnêtes paysans du son, ce qu’essaie le magazine tant bien se peut. À partir d’une boîte à rythme, de l’écoute et du patient visionnage d’archives sonores et filmiques, de quelques coups de cisaille, un beatmaker inventif, même avec peu, peut entrouvrir des mondes sonores, dessiner ses rêves auditifs. Shitao, qui nous avait accompagné dans notre balade spatiale sur Mono, s’est mis en tête, après être tombé sur Noua, film tombé dans les limbes de Abdelaziz Tolbi (1972), de composer une sorte de bande-son parallèle (similaire à ce qu’il avait fait avec le jeu Silent Hill et La Jetée de Chris Marker), ou plutôt autre chose, un dialogue interne, comme si le mystérieux film avait fait naître en lui une nouvelle excroissance créative : Aurès 1954.
Fatum, my love
Les Aurès. 1954, donc. Et pourtant, on pourrait être autre part, dans une région humide et reculée de France, un bourbier comme la Somme un jour d’hiver, par exemple. Mais c’est oublier que l’Algérie, c’était encore la France. Malheureusement pour tous. Les crépitements rappellent le caractère révolu de cette période de honte mal éteinte, délibérément obscure, alors que la mémoire franco-algérienne et l’inconscient collectif en restent toujours marqués au fer rouge. Danse présente pourtant un mélange presque contre-nature où la musique typée européenne que l’on connait de Fabien Alloin côtoie sans suffisamment se mélanger aux arabesques inquiétantes du cadran algérien. Alloin, parmi d’autres, présente l’équivalent du concept d’intertextualité, une sorte d’intersonorité en soi, un dialogue entre les archives sonores l’intéressant. L’interaction a lieu entre ses archives, entre Marguerite Duras et les films de Malek Bensmaïl… Mais Shitao semble oublier quelque chose : le dialogue entre sa musique et ses archives, enfermées dans un monologue rarement dénoué. Expropriés, excepté son titre, semble hors sujet, ne se différenciant pas assez des précédents projets du compositeur. Alors qu’on prend la Fugue, les chœurs féminins, qu’on suppose prélevés d’un enregistrement, n’évoquent trop peu, si ce n’est rien, du nord de l’Afrique.
C’est en soi l’exacte critique que faisaient Les Cahiers du Cinéma aux films de Tolbi, cités par Shitao, quand ces derniers jugeaient que le réalisateur aurait dû user de la musique pittoresque de l’encrage algérien, dans une démarche particulariste, plutôt que le classique choisi par Tolbi pour illustrer ses images, jugé immodestement universel. À la différence près qu’ici, l’album Aurès 1954 ne se différentie pas assez de la discographie de Shitao, mais plus encore : nous ne sentons pas suffisamment d’Algérie ici, peu palpable, Tolbi ayant au moins eu l’avantage de ses images.
Les plaines de Hurlevent
La menace sourde s’entend des dunes. Sur Novembre, on comprend les escarmouches se préparant, les lames férir à demi-mots. Y a du plomb dans l’air. À Aurès, le Temps est trop haché par les différentes citations de Shitao, ses différents successions d’archives avec ses compositions, alors qu’on attendait des enjambements et d’entrelacements moins distincts. C’est plongé dans la Foule ou à l’École qu’on s’y sent enfin, au pays des fennecs. On reconnait l’indolence des habitants, l’insoutenable poids du qu’en-dira-t’on. L’ennui vente les tristes tentes laissées à l’air libre. Bien qu’encore vivaces, les Enfants sont d’une belle tristesse dont on devine la lamentation lointaine des mères, en coin de colline. L’album de Shitao est allusif, tout en suggestions.
On retrouve souvent un peu cette même structure de piste, faite de loupes entrecoupées d’extraits sonores, l’ensemble ressemblant à une démarche ne se faisant pas sans peine, chaloupée, évoquant le difficile parcours jusqu’au puits. Ce n’est définitivement pas une terre d’accueil, mais un sol de malheur. Dotée de morceaux trop brefs, la durée de l’album (ou de l’EP, on ne sait plus) se retrouve mécaniquement trop courte pour dépeindre l’Algérie. Alors après avoir écouté la voix grise de toute espérance de l’écrivain Kateb Yacine captée par La rage d’écrire (1966), on quitte le Village au bruit des explosions, avec l’énergie du dépit ravalé, pour rentrer vers un plus grand, celui de la métropole.