L’industrie musicale est un milieu d’une violence sourde, mais hors norme. Stromae est l’illustration même de la fusée éclatant en pleine envolée. Atteint d’une terrible fatigue qui l’aura attrapé par excès de zèle suite à √ (ou Racine carrée, pour les moins matheux), album de la consécration assez … génial dans l’outrecuidance, qu’on haïsse ou non la tentative de concilier variété et électro house. Le belge avait alors décidé de ralentir la cadence. Un choc tant ce second album infirmait les croyances (amplement justifiées) que nombre de personnes avaient eu face à l’OVNI que constituait son premier, Cheese, en 2010. Des doutes selon lesquelles Stromae ne serait qu’un épiphénomène de musique PC, une blague tonitruante, géniale et horrible à la fois, où électro décadent et variété anachronique tentaient tant bien que mal à coexister. Un peu comme l’image déroutante que renvoyait Yelle à la même période (la toute fin des années 2000), on ne pouvait savoir s’il s’agissait de saucisse ou de boudin. √ nous soustrayait enfin la crainte d’être devant un Helmut Fritz intelligent, la montée en puissance allant de pair avec celle de l’âge du jeune touche-à-tout, que sa musique nous les irrite ou non. Manque de chance, le succès tue plus que la déconvenue. Maniaquerie du contrôle, grandes ambitions et jeunesse forment un cocktail qui finit fréquemment sur la borne d’arrêt d’urgence.
Ce n’est probablement pas un hasard si son retour, presque 8 ans après sa disparition, se fait avec un morceau sobrement intitulé Santé. Dire qu’il s’est mis en convalescence serait d’ailleurs mentir. Comme nous le montrait la création de sa maison de production Mosaert, le petit “maestro” (le verlan de “Stromae”) ne se contentait pas d’être uniquement compositeur, chanteur et chorégraphe, mais il supervisait aussi la réalisation, la communication, la gamme de prêt-à-porter et, bien évidemment, la production d’artistes tiers. Pour se remettre en selle, il s’est attelé ces dernières années à la réalisation de quelques clips pour Major Lazer et Dua Lipa, entre autres. S’en étonner serait oublier que ses premiers clips étaient déjà réalisés (ou coréalisés) par lui, étant passé par une école de cinéma avant de rencontrer le succès.
De Major Lazer et sa proximité avec le producteur star Diplo, Santé en garde un tempo dance génialement lent, un peu comme on voit les copains gesticuler au ralenti après une murge au rhum. Nous pensons également, face à ce clip joliment déjanté, à celui Turn Dow For What de DJ Snake, qui avait fait sensation en 2013 en utilisant les sonorités électroniques les plus couillones que l’électro trap n’ait jamais atteint. La proximité avec les producteurs de la maison Mad Decent de cette époque ont déteint sur lui, et il en extrait d’eux uniquement le meilleur pour le soumettre à son univers. Santé, c’est un peu comme si Maldon de Zouk Machine avait été écrit par Jean-Luc Godard : dramatique et social, mais pas sans y avoir chassé cette triste joie de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Nous pensons immanquablement au discours de ce dernier aux César de 1987, adressés aux « invisibles » faisant tourner la machinerie du cinéma en silence. Stromae, connu pour secréter un surplus de bile noir, nous sert un texte social post-Gilets Jaunes faisant écho à la crise sanitaire et à ses invisibles qui ont permis à ce que ce pays ne se détricote pas. Un texte étonnant tant le décalage avec le ton festif de sa musique est grand. Sa spécialité, tant on se souvient de Tous les mêmes ou Quand c’est?, dénonçant les drames du couple et du cancer tout en nous faisant gigoter.
Le clip retrouve cette charte graphique bariolée de l’énervant (mais très efficace, génialement pénétrant) Papaouté, morceau touchant sur la paternité absente, en partie autobiographique, et qui aura – pour les plus rabat-joie – eu le mérite d’enrichir le lexique français par l’expression pronominale « (se faire) papaouter ». Ce n’est donc pas inopportun si le titre rapporte l’état de mal-être de l’auteur durant cette longue pause, l’effaçant de la scène et le rendant quelque peu, lui aussi, invisible. Mais cela s’arrêtera là. Car le morceau est dédié au « petit peuple » qui se lève tôt, les « sans-dent » de François Hollande ou « [les fumeurs] de gauloises et [routards tournant] au diesel » de Benjamin Griveaux. Le texte est malicieusement cruel, d’une méchanceté enjouée jouxtée à une empathie raisonnable, sincère et bien dosée grâce au contrepoids que proposent les sonorités à cordes cubaines décorant une voix toujours aussi puissante, et qui continue à perpétuer la mémoire de Jacques Brel à la voix, Cesária Évora à la musique:
Rosa, Rosa, quand on fout l’bordel, tu nettoies
Et toi, Albert, quand on trinque, tu ramasses les verres
Céline (Céline), ‘bataire (‘bataire), toi, tu t’prends des vestes au vestiaire
Arlette, arrête, toi, la fête, tu la passes aux toilettes Et si on célébrait ceux qui n’célèbrent pas
Pour une fois, j’aimerais lever mon verre à ceux qui n’en ont pas
À ceux qui n’en ont pas
Clippé magnifiquement comme un Wes Anderson qui se serait débarrassé de ses tics de caméras statiques, cette vidéo convoque le cartoon, les couleurs d’Afrique et d’Amérique latine et quelques pointes de surréalisme moquant le capitalisme de surveillance (pour reprendre l’expression de l’universitaire Shoshanna Zuboff). Arborant deux mignonnes petites couettes, Stromae rappelle sa passion du travestissement, et si nous pourrions lui reprocher le maladroit moment où il mime, frôlant la caricature, l’accent d’un africain travaillant dans ses métiers précaires, nous ne lui prêterons jamais de mauvaises intentions. Contrairement aux critiques récemment adressées à Christine and the Queens, le marketing est génial car honnête, adossé à un matériau musical dénué d’arrières-pensées. Il y a une sincérité pudique dans ce discours sans condescendance qui ne trompe pas. Il est fort probable que d’autres titres suivent dans les mois qui viennent. Ce nouvel album débute bien : le travail, c’est bon pour le moral !