DIIV – Antipode
(Rennes, décembre 2024)

Cette soirée s’ouvrait sur une première partie assurée par Tim Kinsella & Jenny Pulse pour une prestation aussi intrigante qu’improbable par certains aspects. Ce duo, logiquement composé de Tim Kinsella à la guitare et au chant et de Jenny Pulse aux claviers et à la voix, a le bon goût de venir à nous avec un album, Giddy Skelter, signé sur l’excellent label Kill Rock star. Ce qui est en soi un gage de qualité et ne peut que susciter l’intérêt. Ce projet se présente en convoquant des influences aussi diverses que United States of America (le groupe, évidemment !), Lungfish, Young Marble Giants, Muslimgauze, ESG, Black Sabbath, Julee Cruise ou encore Art of Noise. Dans ce magma effervescent, Tim et Jenny nous distillent tour à tour des plages d’hypnotisme, empruntées au meilleur de Spacemen 3, à laquelle succèdent une électro minimale et brute lorgnant vers les dance-floors des années 1980, s’ensuivent des bricolages adroitement désinvoltes, renvoyant aux précurseurs de la musique électronique, tout en s’octroyant des escapades électro-pop, aussi sensuelles que rêveuses et vaporeuses. Ce set, alimenté d’une bonne dose de douce folie, est aussi joyeusement stimulant que gentiment déconcertant. Il s’achève dans une apothéose finale totalement relâchée, un karaoké strip-tease de Tim Kinsella, ce qui nous laisse juger de l’impressionnante collection de tatouages couvrant son torse.

Tim Kinsella & Jenny Pulse - Antipode (Rennes, décembre 2024)

Tim Kinsella & Jenny Pulse – Antipode (Rennes, décembre 2024)

Après cette découverte, les quatre membres de Diiv nous sortent ensuite le grand jeu avec un set très adroitement orchestré et savamment mis en scène dès l’ouverture. Leur performance est baignée dans un mélange de culture basse définition revisitée à l’aune de l’explosion des usages de l’IA. La performance des New-Yorkais dépasse de loin le seul travail musical. Si ce dernier s’avère d’une époustouflante efficacité, il s’adjoint les attraits d’un discours adroit et d’une grande pertinence, en forme de satire aussi ironique que cinglante. Tout cela est parfaitement à la mesure des promesses du titre de l’album Frog In The Boiling Water.

Diiv - Antipode (Rennes, décembre 2024)Dans une longue introduction vidéo, les quatre membres du groupe commencent par se présenter. Ils laissent ensuite place à un acteur qui, sur un ton posé et qui se veut parfaitement convaincant, s’applique à nous vanter les bienfaits que nous apportera la performance qui nous attend. Nous avons là à faire à une sorte de prêche parodique, cultivant l’ambiguïté, pour une nouvelle tendance de développement personnel. Cette promesse est un mélange de transformation, d’élévation et d’épanouissement distillé sur un fond de ciel bleu parsemé de cumulus. Les paroles de cet homme, dont le lipping semble un peu décalé, lui donnent un côté légèrement robotique. Le ton est ainsi posé pour introduire une performance qui, derrière la puissance sonore, lève le voile d’une critique sociopolitique de l’Amérique et de l’occident moderne, un propos qui dépasse ainsi de loin la seule ambition musicale.

Pour ce qui est de cet aspect purement musical, pas de grosse surprise. Le set est de haut vol, confirmant tout le bien que l’on pense déjà, depuis de nombreuses années, de cette formation. Prenez les meilleures envolées adolescentes de Ride, matinées des plus langoureuses nappes de Slowdive, tout en n’omettant pas de minutieusement structurer le tout avec des progressions massives empruntées chez les Écossais de Mogwai et vous aurez peut-être un aperçu convaincant de ce que peut provoquer et évoquer Diiv.

Les quatre membres du groupe arborent un style dégingandé de skateurs désinvoltes. A la basse Colin Caulfield cultive l’amplitude, tee-shirt et pantalon surdimensionnés noirs. Une chevelure mi-longue, raide et tombante lui donne parfois l’allure d’un cousin machin brun. Au centre, à la guitare, Andrew Bailey se produit tout d’abord escamoté sous un sweat à manche longue, casquette et capuche vissées sur le crâne, laissant à peine émerger un visage pâle au teint un peu livide. Son jeu s’accommode de mimiques et de postures surexpressives, faites d’entrechats, d’enjambées, d’enroulements. Le ministère des « Silly walks » n’est parfois pas bien loin. Ces déplacements erratiques donnent à sa prestation l’allure d’un vol malmené par une météo venteuse. Chaque enchainement de notes déclenche chez lui un rictus démesuré, un pincement de bec, ses zygomatiques comme soumis à une suite de décharges électriques. Ben « Wolf » Newman à la batterie est lui d’une rectitude parfaite, quasi inexpressive. Raide et droit sur son tabouret, il impose un rythme implacable avec une application toute empreinte d’aisance. Côté cour Zachary Cole Smith, à la guitare et au chant, mène la barque de manière appliquée et investie, revisitant au passage un style très 90’s, concocté à base de superposition inversée de tee-shirts, les manches courtes évidement placées au-dessus des manches longues.

Diiv - Antipode (Rennes, décembre 2024)

Diiv – Antipode (Rennes, décembre 2024)

Sur le fond, si les compositions du groupe se déploient avec précision et puissance, dans un enchainement parfaitement orchestré, ce qui est bien l’essentiel, là où se situe le surplus d’intérêt c’est dans la part belle donnée à une tapisserie visuelle et à des intermèdes vidéo qui visent à saturer nos pupilles de collages d’images et de sons. Au fil du set, un karaoké des paroles nous donne à mieux percevoir le sous-texte critique et acerbe de ces morceaux, ponctué par des séquences de collages d’images, évocation du flux des réseaux et du cerveau planétaire, incarné dans notre quotidien par Internet. C’est ainsi une sorte de relecture de la trilogie de Godfrey Reggio, amplifiée à l’heure d’internet, qui est délivrée. Ces propositions ne sont pas sans évoquer, tant sur la forme que sur le fond, certains des films tracts de Jean-Gabriel Périot ou des installations de Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin. Le spectateur-auditeur est ainsi immergé dans un flot d’informations visuelles. Celles-ci explorent les mutations, la flatterie, la violence, la vulgarité, la vacuité, le marasme, le trouble et l’inquiétude distillées par les idéologies nocives et fallacieuses de notre époque. Cette musique, et au-delà la mise en scène de ce spectacle, sans nous proposer de perspective alternative, sinon un humour noir chargé d’ironie, nous invitent ainsi à développer une forme de vigilance face aux dangers solubles, à l’omniprésence latente, que distillent les modèles économiques, techniques et politiques contemporains. En guise de dream-pop, Diiv nous en aura administré une version virtuose qui évolue de manière aussi progressive qu’insensible et même plaisante vers un engourdissement cauchemardesque.

Lire aussi :
Tindersticks – Théâtre National de Bretagne – Novembre 2024
The House of Love & Alex Nicol à l’Antipode
Festival Kool Things – L’Antipode (Rennes) – Novembre 2025
Wombo / Sarakiniko à l’Antipode – Rennes, septembre 2024
Bikini Kill / Big Joanie – Élysée Montmartre 2024
PRAM au Jardin Moderne (Rennes) – mars 2024

Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

Écrit par
Plus d'articles de Bruno
Retour sur l’édition 2024 du festival Art Rock
Si l’on devait résumer l’édition Art Rock 2024 cela tiendrait, à n’en...
Lire
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *