Très attendu des amateurs, le nouvel album de Stick déboule, avec un peu de retard pour cause de crise sanitaire, co-signé avec le beatmaker Swed, autre taulier de l’écurie CMF, et complice de toujours. Doom-Bap, par delà son titre clin d’oeil, on l’imagine, à MF Doom, est une tuerie Boom-bap qui confirme le talent unique du Toulousain, sa capacité extraordinaire à mêler poésie personnelle et déglingue dans un univers que, par défaut, on qualifiera d’hardcore mais qui renvoie assez directement au monde qu’on habite au quotidien.
Doom-Bap est un grand album de rap français, un disque qui s’impose, par sa force et sa démesure, comme un mini-classique instantané et strictement underground que « ceux qui savent » s’échangeront sous le manteau jusqu’à ce que la vie, la mort, la défonce, la peine ou la maladie les emportent. Il faut avoir l’estomac bien accroché et penser le plus grand mal du monde actuel pour s’enfoncer avec le rappeur dans un univers aussi sombre et définitivement pessimiste que celui qui est décrit ici. Stick peuple ses morceaux d’histoires de trahison (le sublime Beatmaker), de rivalités au sein du monde du rap mais surtout d’échecs minables, de rêves foulés au pied et de ratages en tout genre. C’est cette sensation d’avoir foiré sur toute la ligne et de, néanmoins, faire face et devoir vivre avec le double affreux qu’on contemple au miroir, qui rend le disque dérangeant.
Stick est, dès l’entame, ce Roi des Ombres qui ne vend pas un disque et choisit (comme une malédiction) de s’enferrer dans l’erreur quoi qu’il lui en coûte. Le premier morceau est sublime, servi par un beat aux percussions qui tapent, simplement strié d’un trait de violon synthétique et de quelques notes de clavier. Swed fera tout du long un travail extraordinaire, précis et marqué par une utilisation de percussions, probablement organiques, soignées et qui accentuent le poids des mots du chanteur. « Je débarque et c’est la débâcle. Je suis juste ici assis au bord du monde. On ne demande pas si ça va à un zombie qui sort d’une tombe. » Stick est, tout du long, ce type chagrin au bord du précipice, qui tente d’animer une vie qui ne lui laisse aucune chance. Doom-Bap est un immense album tragique et romantique où l’individu, amer, désabusé et maudit, contemple ce qui reste de sa vie, comme étalé les tripes à l’air à ses pieds.
Dans ce désastre, Stick porte des coups de griffe et de traits de plume à droite à gauche. Son humour noir et sa causticité, son énergie punk et crade, font merveille qu’il s’exprime dans un registre cinématographique et sonore comme tombé du Musique Classique d’Al Tarba et Swift Guad sur le Bal de l’Horreur, dans l’horrorcore habité et gothique d’Insomnie ou avec malice et une virtuosité insensée sur l’exceptionnel Nique Ton Rap. Dans la lignée de son 1 MC de plus originel, Stick signe un morceau radical, ordurier et génial, saturé de punchlines pornos mais qui ne laisse aucune chance au mainstream. « Je suis en lévitation, en pleine hésitation. Ton rappeur préféré est en pleine séance d’épilation. Je crame un pilon, il me reste deux neurones. Ca en dit long, je me verse un peu de rhum. Ta Cendrillon a sucé tous mes rêves. Ma queue dans la vieille chatte de Mireille Mathieu. Le vinyle tourne comme une fille de baqueux, mais faut du stream, bientôt je m’invente une vie de mafieux….. Je vais te les braiser toutes ces merdes qui chantent. » C’est dans cette veine que Stick est unique en son genre, à la fois drôle et terrifiant dans la manière dont il assène ses vérités de manière frontale, acharnée et ultraviolente. Le titre se réécoute avec un sourire (cruel, pervers, amusé) aux lèvres, en créant une connivence redoutable avec l’auditeur. L’imaginaire de Stick est souvent si puissant qu’il réussit, quoi qu’il décide, de nous mettre de son côté, et ce, même, si on ne partage pas toujours son sentiment d’être déclassé ou à la rue.
Son rap ne se contente pas de parler de l’industrie du rap ou de ses soucis personnels. Sa variation sur #éxagone de Renaud était fabuleuse et Magnétoscope marche sur ses pas, en proposant une forme d’observation sociale formidablement précise et au flow accusateur impossible à contrecarrer. Cela n’empêche pas le disque de s’offrir quelques morceaux de franche rigolade dans l’esprit punk du label. Le Rap est Mort est hilarant et couvre de napalm tout le rap business, avant de se refermer sur de beaux choeurs oï. Défonce d’Entrée restaure l’esprit de bande du label et évoque l’émulation du collectif de garçons qui prolongent, à travers leur aventure artistique, une adolescente potache et transgressive. La noirceur du propos est du reste souvent allégée par l’humour et le plaisir retiré de l’usage des mots. Le flow de Stick fourmille d’images assassines, de références qui s’entrechoquent et entrent en collision en explosant et en pétillant de joie comme des perles dans un verre de bubble tea.
Doom-Bap s’aventure à quelques reprises sur des évocations plus personnelles, comme le faisait le précédent album Glossolalie. Infinitif est une belle plage mélancolique, portée par le featuring inspiré de Melan, mais c’est évidemment le single Les Ronces qui emporte tout sur son passage ici et constitue la pierre angulaire sentimentale du disque. L’écriture de Stick est attentive, nostalgique et pleine de délicatesse. Le rappeur s’avère, dans ce registre, aussi caressant, doué et pop qu’il peut être agressif et expéditif par ailleurs. « On nous met dans des cases parce qu’il nous en manque une. On vieillit et puis les ronces donnent naissance à des roses. » Le texte est splendide, mélodramatique et d’une justesse qui émeut infiniment.
Stick et Swed signent avec ce disque l’un des plus beaux albums rap français depuis longtemps, un sommet personnel pour le Toulousain qui, après l’expérience alternative Dame Blanche et un Boulevard des Allongés plus désordonné en forme de mixtape, marque une constante progression vers plus de densité et de concentration de ses effets. Doom-Bap n’a peut-être aucune chance de circuler sur les ondes mais il n’en reste pas moins épatant par ce qu’il a à dire, par la façon dont il sonne et par ce qu’il causera plus aux gens, jeunes et vieux, que 99% des productions actuelles. Les disques de Stick sont des pièces de choix et des actes de résistance admirables. On en redemande.
02. Le Bal de l’horreur
03. Insomnie feat. Pedro
04. Nique Ton Rap
05. Magnétoscope
06. Beatmaker
07. Le Rap est Mort
08. Infinite feat. Melan
09. Défonce d’entrée
10. Les Ronces
11. Le Dernier Mot (Poignée de Punchlines)
12. 33 Tours
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