On avait quitté Vlady Miss aka Charles Eric Charrier, il y a un an à peine autour de la sortie de son album ViE. On évoquait alors la difficulté qu’on pouvait avoir à classer la musique de ce stakhanoviste de la chanson française, chanteur poétique aux dizaines d’alias, de groupes et à la production que ne renierait pas un Mark E. Smith depuis l’Outre-Tombe. Charrier fait partie des types qu’on écoute presque à chaque fois, en étant incapable de savoir sous quelle bannière ils émargent, sous quelle étiquette on pourrait bien les classer et finalement… où ils veulent en venir. Sans doute est-ce là une bonne définition du personnage : nos rencontres sont souvent aussi fugaces que le plaisir qu’on peut retirer de l’écoute d’un bon poème. L’éblouissement passé, on en garde une trace incertaine qui persiste mais qui a tendance à se dégrader avec le temps. Cela ne signifie pas que les chansons de Charles Eric Charrier n’ont pas le pouvoir de certaines autres de résister au temps mais que leur effet ou leur efficacité repose tout de même beaucoup sur leur séduction instantanée et la sidération qu’elles provoquent. La première fois est souvent meilleure que la dixième, plus puissante et plus claire.
Cette nouvelle livraison en 13 morceaux, Vulnérable, sortie il y a quelques semaines, ne nous en dira pas beaucoup plus sur ce qui fait l’art du personnage. Le disque est plus sombre et moins pastoral que le précédent. La musique est plus turbulente, expérimentale presque dans sa façon brutaliste de mêler le rock, l’électricité et une électronique faite de grésillement et de grésil. Vulnérable a des allures de potion newyorkaise baveuse et vénéneuse, mijotée dans un shaker shooté aux années 70. On pense évidemment par moment à l’After Dark d’Alan Vega, ce disque assez fabuleux où Vega soigne son AVC entre zébrures rock et ruades électro. Il y a un peu de cette intensité ténébreuse dans la prestation d’un Vlady Miss qui n’a tout de même vocalement pas grand chose à voir avec l’Elvis de Brooklyn. Le chant en français et les poèmes désaccordés qu’il égrène, ramènent les voix de Charrier du côté des chanteurs français qu’on côtoie depuis longtemps : Miossec effondré, Bashung impuissant ou Gainsbourg à jeun, Biolay inspiré ou même Ferré économe de ses mots, dans un registre singulier et comme en sourdine qui sied à la création d’une sorte d’intimité sourde entre lui et l’écoute. Certains titres sont presque industriels dans l’énoncé, tandis que d’autres taquinent la chanson française voire le musette (le beau Striure). Les textes sont poussés/chantés comme s’il s’agissait de les propulser/expulser et de les laisser surfer sur une musique pas forcément faite pour eux. L’effet produit est hypnotique, parfois dérangeante, mais aussi assez souvent envoûtant et empli de grâce (La ballade asiatique). Il y a une forme d’authenticité dans l’autoportrait qui s’infiltre et se cogne contre l’âpreté du dispositif sonore. Mon Dieu est à la fois fascinant et un brin terrifiant, tandis qu’on ne sait pas trop quoi penser de la construction chancelante d’un Mine de Rien.
La soudaineté de l’envoi et l’absence de freins ou de limites renforcent l’idée selon laquelle le disque relèverait autant du recueil de chansons que de la performance. Il y a en effet une force immédiate qui se dégage de certains morceaux qui interroge sur la reproductibilité de l’effet produit. A l’inverse, quelques pièces sont plus fidèles au format chanson et offrent de jolies distractions presque amicales comme le splendide Un Petit Lance-Pierre ou le magnifique et mendelsonien Danse qui conclut le disque.
Comme souvent avec Charrier, le charme opère au point qu’on y retourne pour ressentir à nouveau la stupéfaction du texte enserré dans sa coquille de sons, l’entendre résonner encore et encore, jusqu’à ce qu’on s’épuise et s’évanouisse. Vulnérable est un beau disque, personnel et aventureux, inspirant et porté par un souffle chaud et parfois érotique.