Akira Kosemura / 88 Keys
[Schole Records]

8.9 Note de l'auteur
8.9

Akira Kosemura - 88 KeysC’est évidemment juste du piano, ou plus précisément un homme assis qui en joue, non pour la première fois évidemment ou parce qu’il s’ennuie, mais parce qu’enfermé comme tous les autres, il n’a plus personne pour l’accompagner et n’a pour toute distraction, après qu’il se soit occupé de sa famille, que de s’offrir quelques heures dans le petit studio aménagé chez lui. Cet homme a remisé ses projets pour orchestre, a éteint ses machines et a été mis à distance par une décision gouvernementale de tous ses collaborateurs. Il a laissé tomber les BO, les travaux de commande, tout ce qui était en train pour s’installer ainsi au piano et tenter de s’offrir un instant de paix.

88 Keys (le nombre de touches d’un piano minimal) est techniquement le premier album de piano solo du Japonais Akira Kosemura. Sur One Day (chef d’oeuvre qu’on recommande) et Polaroid Piano, le compositeur s’était déjà retrouvé seul face à l’instrument mais dans un cadre moins ouvert (une contrainte pour le premier album, une volonté de composer un patchwork de pièces pour le second) et plus défini. Cette fois, l’isolement est évidemment renforcé et l’intention plus limpide encore, la volonté manifeste de développer quelque chose de léger et d’ambitieux, de donner une vraie force et une cohérence aux quatorze morceaux qui composent ce développement sur la paix et la lumière. Ceux qui connaissent le travail de Kosemura ne seront pas surpris par sa technique : on se situe toujours dans le champ (immense et infini) d’un piano minimaliste, économe et joué comme en sourdine. Le touché du Japonais est délicat mais intense, peu disert. Les mains ne s’attardent pas sur les touches qui elles-mêmes sonnent sèches et cristallines. La main ne s’accorde aucune facilité et ne traîne jamais derrière. Le piano de Kosemura est souvent nostalgique mais rarement romantique. Il évoque les paysages printaniers, la lumière, les rayons du soleil, la rosée ou les odeurs rances de forêt. Son jeu est à la fois évasif, poétique et descriptif au sens où il projette, comme un kaléidoscope jouet, des images devant nos yeux et nos oreilles, avant de les escamoter en se frottant les yeux.

88 Keys présente toutes ces qualités mais y ajoute une recherche d’harmonie, de douceur et de paix qui enveloppe l’auditeur et produit un délicieux effet de somnolence. On pense (comme souvent) à du Debussy qui refuserait les effets de dynamique, à une succession de moments de vacance, de transitions heureuses, d’échos enfantins, à des changements d’état successifs et qui se feraient avec le plus grand naturel. Les titres des morceaux ne trahissent que rarement une intension et relèvent du piano classique : Lueur, Hidden Waltz, Rêverie,… cela renvoie à l’histoire de l’instrument et de la poésie mais ne situe pas la performance dans le temps et l’espace.

Il se dégage pourtant de 88 Keys un charme contemporain, une sorte de zen attitude et de rapport au réel (effrayant, terrifiant même) qui bouleverse dès Asymptote, le 2ème morceau. On ne sait pas si c’est le thème ou cette idée d’un fluide vital qui se répand dans l’espace, le ciel ou la mer, mais Kosemura, en s’installant, semble décharger l’énergie et la regarder s’étaler devant nous comme une nappe d’espoir ou de larmes. L’album se développe sur une construction étrange qui n’abuse pas des reprises ou des thèmes en résonance. Chaque morceau a des allures de petit monde enclos, de petite bulle de protection que l’on regarde s’élever du bout des yeux et rejoindre les nuages. C’est cette technique qui donne à l’ensemble sa légèreté et sa fragilité. Comme toujours chez Kosemura, les effets sont contenus, les explosions ou les changements de tempo quasi inexistants. L’art de l’épure est poussé à l’extrême, quelques lignes de fuite dessinées pour simplement suggérer ce qui pourrait l’être mais sans qu’il soit nécessaire de les appuyer ou de les suivre. Yure signifie instabilité, oscillation en japonais. Voilà ce dont il est question : sentir l’air qui vibre sous la touche ou le souffle de vie, respirer, expulser, sentir les poumons se gonfler. Cette simplicité renvoie évidemment en cette période à un message évident : il s’agit de rester en vie et d’en évaluer le prodige. Le 8ème jour désigne-t-il la fin de la création, l’instant où on en jouit sans entrave ou le moment de la guérison ? Le monde que décrit Kosemura est familier, bienveillant, chaleureux et nimbé d’un réalisme poétique rassurant. Komorebi désigne la lumière du soleil qui filtre à travers les arbres. Cela nous renvoie à une version simplifiée et claire d’In The Dark Woods, une version dont il ne reste plus que le regard qui regarde et qui fait disparaître en tant que tel le sujet de son observation.

Comme chez Debussy, le sens de l’abstraction ne conduit pas à une désincarnation mais au contraire à un retour au réel, à la sensation élémentaire, à une sorte de joie moléculaire qui s’exprime envers les êtres aimés (Karen), à travers les mouvements du corps (Hidden Waltz) ou une simple Rêverie. 88 Keys n’est pas l’album le plus riche de Kosemura. C’est un disque débarrassé des fantômes habituels, des clair obscur, de toute forme de mélancolie ou de tristesse et probablement le plus beau disque 100% positif de cette année musicale. On sait qu’il est toujours plus simple d’illustrer la peine et la douleur, le mal-être qu’un sentiment de plénitude, d’extase ou de joie. Kosemura, qui s’était essayé à ça récemment à travers la BO de True Mothers, réussit ici à se tenir à cette musique purement sensationnelle et généreuse sans aucun artifice, ni retour arrière. 88 Keys n’est pas bouleversant à proprement parler. Il n’est ni surprenant, ni particulièrement intense mais d’une justesse et d’une précision qui comblent l’auditeur et lui procurent un sentiment d’intense protection, de sérénité et de paix qui, aujourd’hui particulièrement, n’a pas de prix.

Entrer dans 88 Keys est une assurance de sommeil retrouvé, d’un sourire béat sur le visage, d’une décontraction totale et d’un esprit en paix. La Beauté a cet effet là, on l’oublie trop souvent.

Tracklist
01. Lueur
02. Asymptote
03. Wavering Heart
04. Yure
05. The Eighth Day
06. Komorebi
07. Spiral
08. Karen
09. Hidden Waltz
10. Aura
11. Reverie
12. Another Place
13. Nothing Stays the Same
14. By Night
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