Gioumourtzina / Blakk Metall
[Inner Ear Records]

8 La note de l'auteur
8

Gioumourtzina - Blakk MetallLa Grèce est un pays perdu mais pas pour tout le monde. Le marasme dans lequel le pays est plongé depuis quelques années maintenant n’a rien gâché des paysages (on respire mieux) mais est aussi en train de vivifier la musique contemporaine et de stimuler les cultures alternatives. C’est un phénomène universel : rien de tel qu’une bonne crise pour vous faire découvrir ce qui compte vraiment. Et puis ce n’est pas comme si on avait le choix…

Formé il y a tout juste deux ans, le duo électro Gioumourtzina vient de Théssalonique et signe avec Blakk Metall ce qu’on peut considérer comme le meilleur album électro de ce début d’année. Il n’y a rien de révolutionnaire chez Anestis Neiros (le principal compositeur du groupe, celui qui fait les quelques voix et assure l’essentiel de l’instrumentation synthétique) et John Tselikas (qui joue de la basse) mais une manière de faire de l’électro, dark, cold, 80’s comme on voudra, qui est tout aussi inattendue que fascinante. Imaginez que vous retrouviez quelques pistes perdues et instrumentales des premières répétitions de The Cure ou alors des bandes originales tombées des archives de Peter Hook racontant les premiers pas de New Order. Les batteurs sont en vacances ou bourrés et ont été remplacés par des machines. Les chanteurs sont à la piscine parce qu’il y a du soleil et qu’ils veulent cultiver leur bronzage batcave. Encore mieux, imaginez que des robots intelligents aient l’idée de reconstituer avec les moyens du bord ces studios de répétition où évoluaient des groupes proto-punk à la fin des années 70 et au début des années 80. Cela vous donnera une petite idée de l’univers sonore dans lequel évolue le groupe, ce qui ne veut pas dire pour autant que Gioumourtzina évolue strictement dans ce registre-là. On trouve sur ce disque des trucs vintage (et que les spécialistes considéreraient comme un peu pourris, comme des samples de voix, des sortes d’échos « goût bulgare », des souffles de femmes vampires) et des astuces de production désuètes qui contribuent à faire de ce disque un véritable OVNI au charme envoûtant et aux mystères insondables.

Cela nous arrange bien de ne quasi rien savoir sur les membres de Gioumourtzina. A l’exception d’un descriptif en anglais sur le label qui les produit, on n’a trouvé pour le moment aucune analyse sur leur musique. On jurerait du coup que ces types n’existent pas ou attendent leur heure depuis trois cents ans dans un monastère orthodoxe. Le communiqué explique que le nom de l’album Blakk Metall a été choisi pour se moquer des genres et défier la classification. Sauf que ces types ne font pas une musique drôle pour deux sous. Écoutez Russian Market et vous toucherez du doigt ce que peut être une pièce d’électro parfaite. Il y en a pour un peu moins de 6 minutes et vous n’aurez pas perdu votre journée. La construction est ample, angoissante, composant des boucles qui rétrécissent au fil des passages et vous donnent l’impression de suffoquer. La basse tient le morceau en place tandis que Anestis Neiros hante l’arrière-plan. On ne sait pas du tout où il veut en venir avec ses souffles vocalises et cela finit par nous faire l’effet d’un fantôme japonais qui sort du puits. La musique de Gioumourtzina (qui est le nom turc de la ville grecque de Komotini, d’après ce même communiqué) exprime toute la noirceur de l’époque, la complexité des forces obscures qui assaillent les bonnes âmes et mettent les braves gens à genoux. On peut écouter cette musique en y voyant ce qu’on veut. Les titres renvoient à des enjeux géopolitiques, à des terrains de guerre, à des pays exotiques, comme si derrière cette musique sombre et volée à une société secrète, les deux compositeurs avaient délivré une sorte de cartographie souterraine du monde contemporain. Chinese Battleship repose sur une basse funky et suggère un grand défilé en carton-pâte tel qu’on les pratique en Corée du Nord. Lobby Raver évoque une sauterie clandestine d’une manière un peu plus attendue mais qui fout tout de même les jetons sexuels. Il y a des démons sur les bords du pré, des créatures du diable qui croquent les ravers qui se reposent ou sont éjectés de la mêlée. Sur Palaces In The Night Terror, le duo propulse son électro dans un univers horrifique qui égale la grande musique italienne de film d’horreur ou peut rivaliser sans mal avec les meilleures pièces d’Umberto, dont on parlait il y a quelques jours seulement. Neiros et Tselikas manient les codes gothiques à la perfection et savent sortir la batterie quand il le faut.

Chacun des 8 titres qui composent cet album remarquable apporte une pierre noire à l’édifice, sans en jamais trahir la forme complète, ni l’intention. Blakk Metall est, à sa manière, un monolithe étrange et déroutant dont les écoutes répétées ne font que prolonger le mystère. Glasgow, le dernier morceau, est à cet égard le plus réussi et le plus monumental. On fouette BDSM à l’arrière-plan. Il y a comme des sirènes anti-aériennes qui retentissent. On jurerait que les grecs ont capturé les membres de Mogwai et les passent à la question. Il était temps qu’ils dérouillent ceux-là. Gioumourtzina interroge le shoegaze et le post-rock, les déconstruit et en réduit les enjeux à une série d’échos crépusculaires et de résonances patibulaires. On citera à l’appui de cette sensation, la curieuse impression laissée par le Leviathan à l’ouverture dont les aspects un peu kitsch (les voix) contribuent à créer un climat de terreur dérangée. On entend à un moment un fusil ou un revolver qu’on arme, un dialogue presque inaudible à l’arrière-plan, avant que la musique, répétitive, ne reprenne et n’achève le morceau sur les deux minutes les plus sinistres de l’histoire de la musique électro.

Ceux qui pensent que la critique musicale est morte peuvent aller se faire cuire une bavette. On peut parier que pas une oreille française n’aurait fait le déplacement pour un foutu groupe grec, si on n’avait pas pris la peine d’en parler. Ce n’est pas parce que l’on peut nager dans l’océan qu’on n’a pas besoin d’être présenté à chacune des gouttes d’eau qui le compose ! Gioumourtzina est le groupe le plus cool du moment. Si vous aimez garder un secret, n’en parlez à personne.

Tracklist
01- Leviathan
02- Russian Market
03- Chinese Battleship
04- The Rundown
05- Lobby Raver
06- Palaces in The Night Terror
07- Chrysostomou Smyrnis
08- Glasgow
Écouter Gioumourtzina - Blakk Metall

Liens
Le site d’Inner Ear Records
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