Howard Shore / Crimes of The Future
(Original Motion Soundtrack)
[Universal Music]

8.9 Note de l'auteur
8.9

Howard Shore - Crimes of The FutureDe nos jours, le grand public ne jure que par Hans Zimmer, considérant l’homme comme le compositeur total par excellence (ce qu’il fut), alors que, paradoxe, il est devenu rien de moins que l’ombre de lui-même. Mais il existe, incrusté dans le paysage cinématographique, d’autres compositeurs de renom, et dont le talent refuse de s’émousser, continuant à défricher de nouveaux territoires inconnus. Howard Shore est de ceux-là.

Acolyte et éternel double musical de David Cronenberg, Shore honore cette longue fidélité en l’accompagnant avec ce qui se devait d’être « le » testament du maître du body horror, sous-genre où les mutations physiques ne sont rien d’autre que les traductions de psychés déviantes (autre pan qui fut, quant à lui, individuellement visité par Cronenberg depuis A History of Violence depuis 2008). C’est dire que l’on attendait avec agitation ce Crimes of The Future (Les Crimes du futur en français), narrant le récit d’un maître de l’art corporel, joué par un Viggo Mortensen, tentant d’outrepasser les limites de sa propre enveloppe via l’entrouverture d’un nouveau passage vers la douleur, dans un monde où celle-ci s’est vue éliminée par des machines-sarcophages nous dorlotant. Thèmes cronenbergiens par excellence : qui dit mieux?

Les contrées de la chair

Le thème principal traversant le film est une réussite, plusieurs fois décuplé sous diverses nuances, tout en volutes sournoises. La musique de Howard Shore semble nous prévenir d’une chose qu’aucun personnage du film, la profanation des corps étant devenu un lieu commun, ne verra ou n’osera dire : nous voilà sur une pente glissante. La partition de Shore mélange alors adroitement musiques orchestrale et électronique, les rendant indistinguables. Les cuivres, moralisateurs et tendancieux envers une transgression possible, rappellent la Symphonie N°7 de Beethoven (en particulier son 2ème mouvement), alors que les ondulations, motif dans le tapis, plus lointaines, renferment en elles l’émerveillement virginal et l’attirance enfantine pour l’insoupçonnable. Un peu plus loin, ce même motif est redéployé dans le conclusif The Future sous la forme d’éclats et de rayons vertigineux provenant de forces souterraines, rappellent alors l’excellent travail de Colin Stretson sur H.P. Lovecraft’s Colors Out Of Space. À l’écoute de cette flûte enchanteresse et perfide, essaimant en nous crainte et désir, on pense évidemment aux forces cachées et secrètes, aux légendes païennes et autres mythologie faussement bienveillante, pleines de satyres et autre dieu Pan, vers lesquels nous serons un jour ou l’autre tous ramenés, où tout a été dit. Réverbérés, ils nous renvoient à la littérature de Lovecraft, à la différence près que ces dangereux mystères se logeraient non plus dans la terre, mais secrètement en nos abdomens et boîtes crâniennes.

Heureux mais casse-pied, on regrettera la reproduction de ce thème magistral sur de nombreuses pistes, sans modification substancielle. Le morceau dressant le portrait du disciple et nouvelle Ève incarnée par une Léa Seidoux jouant avec le feu, Caprice, dessine des tourments intérieurs et désirs inavouables, et les nôtres avec : celui de voir un film perturbant, qui fasse, comme Crash en son époque (dont la B.O. de Shore est ici chroniquée), claquer les sièges et faire huer les pusillanimes.

La composition de Shore brille par l’utilisation de drones, nous enfonçant ainsi dans une poche amniotique forçant la communion à nos souvenirs pré-fœtaux. C’est une expédition en nous-même que veut Cronenberg, une conquête intérieure dangereuse et égoïste, car démiurgique, mais une plongée qui pourrait assurer notre salut. Router & Berst évoque la possibilité d’une chute tout autant que notre sauvetage, celui de notre espèce tout autant que de la Terre.

Les personnages font à présent armes égales avec les dieux, créateurs et ingénieurs de leur propre corps. Et cela aura sans doute un prix. Lorgnant vers les plates-bandes de Philip Glass, Howard Shore propose une vision d’un possible enfer intérieur et confiné en sa chair. Le Body is Reality, également motto (assez creux) de la scène artistique dont font partie nos antihéros, reproduit parfaitement l’effet de sidération d’un auditoire sous hypnose, dans une attente névrotique de son évolution. Les bruits y sonnent comme l’annonce d’un nouveau mondes possible, avec tout ce que celui-ci exigera en transmutations, alors que le nébuleux Primordial Rapture nous introduit à un cérémonial techno-païen, comme si la science – comme l’aurait remarqué Max Picard – dans sa sophistication impie, nous ramenait inévitablement aux rites de l’aube des premiers temps. Mais c’est lors de la performance artistique de Klinek, scène là encore manquant de tact alors qu’elle se devait d’être inconvenante, que Shore délivrera sa seconde meilleure piste : rappellant The Demon Dance, le thème « club » de The Neon Demon par Julian Winding dans une scène tout aussi ressemblante, tout autant que l’exaltante Zion de Fluke pour Matrix Reloaded, elle nous draine dans la sombreur d’un territoire inconnu et dangereux, nouveau lieu d’expérimentation des interdits. Mouvementée et  électrisante, elle aurait pu offrir aux spectateurs son moment frénétique. Là se situe probablement le nœud du problème de ce film : brassant aussi bien les thèmes vertigineux que sont l’évolutionisme, le renouveau d’une sexualité obsolète, le domaine de l’art performatif, l’intrusion toujours plus pénétrante des entreprises pharmaceutiques dans la sphère de l’intime ou encore la relation maternelle entre machines et humains, le film commet la faute de ne jamais suffisamment adosser ses mots à des images. En découle un sentiment d’incomplétude et de désincarnation. C’est tout comme si la bande de Shore était en avance sur la pellicule de Cronenberg, l’image de Cronenberg traînait constamment derrière celle-ci. La superbe First Autopsy est symptomatique de cela : un possible drame gronde à notre écoute ; sa venue est proche. Mais le film se refusera de nous en faire témoin.

Dernier stade de l’humanité

Tout comme son personnage, Odile est monstrueuse et mécanique, éligible à apparaître dans le (lui!) superbe Titanium de Julie Ducournau, incontrôlable (le film) mais lui, généreux dans sa sainte violence. Les violons et rugissements enferment en eux un tragique ne demandant qu’à s’épandre. Quel superbe trouble nous cause Deviant Digestive System, les mots nous manquant, arrivés eux-aussi à leur péremption, tant le langage rival de Shore est puissant! Précédé dès ses débuts opar une vision assez inquisitoriale du sexe à ses débuts (Cronenberg), notamment percevable dès Shivers (Frissons, 1975), The Old Sex, sous la plume de Shore, est douce comme le plus beau des sexes glabres, de l’ordre de l’hébétude enfantine face à une réalité depuis trop longtemps délaissée, alors que si proche, et qu’il s’agirait de reconquérir.

C’est à travers Time To Try que le juge des mœurs Cronenberg semble nous faire goûter à la tragédie qui s’ébauche, les orgues en sous-bassement découvrant un arrière-monde. Soulever le voile, c’est accéder aussi bien à la beauté qu’à la putrescence, c’est possiblement accéder à notre salut tout comme notre perte… ou les deux! Or Cronenberg nous gardera de son secret. Et c’est là sa principale faute : sa musique, tout comme le scénario, semble présenter un champs futur large, entre sauvetages et dérives de l’humanité, correspondant aux multiples possibilités mutatives de cette boîte de Pandore entrouverte ; à l’exception que la musique de Shore semble nous promettre une très possible chute, alors qu’à contrario, l’écriture de Cronenberg semble jurer une (certes, très) étonnante (car optimiste), mais possible révérence de l’humanité. Probablement embourbé par des budgets accordés plus restreints depuis deux décennies, le poussent inconsciemment à baisser son ambition visuelle (en ce sens, nous offrir plus de visions d’horreur, car l’ancrage méditerranéen de ce film et son rendu sont superbes), mais également handicapé aussi par le fait d’avoir investi le roman, Cronenberg nous délivre un film verbal, et uniquement verbal, devenant un roman-parlé ne dialoguant qu’avec lui-même ; alors qu’il aurait pu, par la frondeur et la picturalité de ses thèmes, être sa pièce maîtresse blasphématoire, un adieu hérissant toute bienséance. Contenant en elle toutes les images lui manquant, la bande-son embaumante de Howard Shore est ce que le film ne réussira (hélas!) que trop peu à être : dangereux.

Tracklist
01. Crimes of the Future
02. A Novel Organ
03. Caprice
04. Sark Lust
05. Body is Reality
06.  Brecken
07. Klinek
08. Primordial Rapture
09. Router & Berst
10. Inner Beauty Pageant
11. Deviant Digestive System
12. Chirurgy is the New Sex
13. Odile
14. The Old Sex
15. First Autopsy
16.  Time To Try
17. The Future
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