Un jour, il faudra faire les comptes. Il faudra expliquer à nos enfants et aux générations futures ce qu’on a fait dans les années 2010 pour maintenir la flamme sacrée. Et quand s’amoncellera la pile faramineuse de disques produits au cours de cette décennie et qu’on continue, avec plus ou moins de discernement, à accumuler sur nos étagères, on aura bien du mal à défendre et justifier cette quantité de matières fossiles transformées en disque – sans même parler de tous ces albums trop communs pour avoir éprouvé l’utilité, le besoin, l’envie d’en garder une trace tangible, matérielle et qui auront disparu de nos mémoires en même temps que le crash d’un disque dur ou la fin des plateformes d’écoute en streaming (eh oui, c’est ce qui arrivera un jour).
Alors de tous ces disques dont tant se contente de recycler sans invention et sans âme, dans lesquels on aura oublié qu’il y a un gimmick lumineux planqué au milieu d’une mélasse sans saveur, on pourra fort heureusement extraire les albums de Kevin Morby. Ce type n’a pourtant rien inventé et nul ne saurait le qualifier de génie (ou alors il s’agit de son agent en campagne promotionnelle). Mais ce n’est pas ce qui doit empêcher Morby de passer à la postérité. Ô certes, il est bien trop tôt au vu de sa discographie qui ne compte que trois albums, avec ce Singing Saw, pour hisser le jeune homme au rang des artistes majeurs de son époque. Sur cette question, seuls le temps et la reconnaissance publique permettront de faire le tri. Et encore, le chiffre est-il juge de vérité ? Et combien d’artistes ont-ils été injustement ignorés en leurs temps ?
Il n’empêche qu’à l’aune de la frénésie actuelle, Kevin Morby sort du lot, de la tête et des épaules même, avec cet album parfait de bout en bout. L’homme a fui la ville pour tenter de s’élever, de s’échapper… tout en restant à quelques encablures de Los Angeles. Une tentative d’envol sans rompre le fil à la patte. Comme sa musique. A priori, sur la foi de ses inspirations, des éléments employés somme toute classique, Singing Saw pourrait n’être qu’un poncif de standards de la musique américaine. Mais ici, le classicisme de la forme est magnifié, transcendé. Il émerge de ces chansons intemporelles et si formelles, pour ne pas dire solennelles, mille et une perspectives vers des ailleurs autrement plus aventureux et personnelles. Avec l’aide d’une poignée de musiciens qui constituent les meilleurs portes flingues de l’Ouest et de la production absolument monumentale de Sam Cohen (Apollo Sunshine, Yellowbirds), des chansons comme I Have Been To The Mountain ou Dorothy prennent l’ampleur d’hymnes galvanisants : l’alliance de l’écriture majuscule (ces ponts, ces ruptures chausse-trappes, ces chœurs gospel), de l’interprétation juste (le chant sincère empli d’une mélancolie insouciante, les cuivres, le piano, les cordes) et de cette production qui sublime le tout (le son de guitare, l’alchimie du duo basse-batterie) – la trilogie parfaite, le Graal pop. Kevin Morby nous emmène pour une ballade nocturne le temps de la longue chanson Singing Saw, autre sommet de ce disque qui ne redescend jamais des hautes sphères et reste pourtant à hauteur d’homme. L’Américain peut même enfiler la tenue de crooner (Ferris Wheel) ou celle du cow-boy pensif pour offrir sa propre version de l’americana contemporaine (Black Flowers ou Water qui ferait presque aimer la pedal-steel qui est pourtant au folk américain ce qu’est l’accordéon est à la chanson française).
Kevin Morby dispose de ce supplément d’âme, de ce talent, de cette justesse qui l’autorisent à s’approprier les codes et les infléchir, si ce n’est encore les réécrire. Et pour cela, ce n’est qu’une histoire de temps et du recul qu’il faudra prendre pour apprécier le talent de ce garçon.
02. I Have Been To The Mountain
03. Singing Saw
04. Drunk and On A Star
05. Dorothy
06. Ferris Wheel
07. Destroyer
08. Black Flowers
09. Water