Nous l’avions senti avec le clip de lancement. Le titre 93 des deux bébés du French game avait un avant-goût gentillet… de poudre avant la sortie de l’artillerie lourde. Le titre (dont vous retrouverez notre avis ici) avait le charme d’une jeunesse qui veut bien faire.
Les paroles étaient drôles et tendres ; la musique, enjouée et pêchue. Bref, une copie propre de sociologie introspective – les deux y évoquant les souvenirs dorés d’une enfance révolue, celle de l’entrée dans le nouveau millénaire -, mais sans transcender l’enseignement du sensei, un peu comme celle de deux excellents élèves pas dans leur meilleur jour. C’était oublier la richesse des productions des EP antérieurs avec le collectif Le Passage… à une époque où ils fréquentaient encore les bancs de l’amphi!
Menni Jab assurait sur des compositions très travaillées, avec des sonorités rappelant des instrus old school du rap d’antan, sans pour autant avoir été entendues auparavant. Pi-Well, quant à lui, pétaradait son lexique avec un style nerveux et plus contemporain. Tout deux, au service de la verve et du beau verbe. En fouillant dedans, on pouvait y déceler un art de la débrouille et une complémentarité… qui, avec Fusion, semble à présent plus qu’évidente. On sentait donc poindre l’arrivée de quelque chose : le feu sacré du Kaméhaméha* (rendez-vous tout en bas pour un petit bréviaire illustré de la saga Dragon Ball pour ceux ne comprenant pas). Nos prévisions étaient sous les signes du tout-puissant. Menni Jab charge les Kis* et Pi-Well balance les bastos. Sans conteste, la France a un incroyable talent dans le rap indé.
Saveur bitume
Référence directe aux deux apprentis de l’animé culte Dragon Ball Z, Trunks & Goten (tout comme 93 d’ailleurs) nous fait pénétrer dans l’antichambre d’un rap qui les a vu grandir. On retrouve les samples du dessin animé culte. À l’époque, regarder le manga d’Akira Toriyama relevait du parcours du combattant. Le Club Dorothée avait fait des frasques pour ses « japaniaiseries » jugées violentes dans les années 80. Dès lors, la saga Dragon Ball se dégustait grâce aux grands frères, qui s’échangeaient les VHS sous le manteau, avec ce doux plaisir de regarder quelque chose d’un tout petit peu interdit (notamment quand Tortue Géniale* reluquait la poitrine de Bulma). Comme 93, c’est toute une époque que convoque l’assos’ « Menni-Well », par touches éparses. Avec la boucle musicale au piano et le cri d’une trompette désabusée au loin, on est à deux doigts de se téléporter dans la Porte de la Chapelle des années 90, à une époque où B-boys et gangs collaient des sticks et se fumaient des spliffs. À l’exception des bruitages, on se croirait entendre un titre de Qui sème le vent récolte le tempo de MC Solaar produit par Philippe Zdar, ou un morceau jazzy d’Oxmo Puccino dans un Paris Nord où banlieusards et parigos se retrouvaient dans des terrains vagues, proches de la fac de Paris 8, où ça taguait, dansait et scratchait joyeusement.
Menni Jab et Pi-Well font danser (avec) les mots, les cognant et combinant en mots-valises. Ils s’inscrivent dans un rap qui affutait le lexique, et ont conscience d’avoir un boulevard s’ouvrant à eux. Une vraie poésie urbaine émane de la piste, où spleen, spliff et slam s’entremêlent. À l’heure où les paroles de rap sont presque vides de l’inventivité lexicale qu’avaient les rappeurs, il est agréable de retrouver un flot de paroles là pour laisser une trace, le genre de paroles qui ne se dévaluera pas avec le temps. En effet, beaucoup du « rap de bicraveur » vaut pour ses instrumentales très rythmées (d’où l’expression de « rap zumba »), mais qui se payent par des onomatopées et autres éructations, au mieux une novlangue vite obsolète. Et quand ces mots font leur entrée, c’est souvent pour exprimer un règlement de compte envers la dernière go les ayant trompé (sujet hautement sensible, car les rappeurs sont des êtres très susceptibles) ou des insultes proférées envers leur ex-poto par réseau interposé. Ça bande des muscles, mais ça sait pas aligner 4 mots bitables, faisant passer Morsay pour du Rimbaud. La réalité aura rejoint la parodie, et Mickaël Youn avait tout compris. Dieu soit loué, rien de tout ça ici, le duo est touché par la grâce du hip hop, et au service d’une langue non excluante, toujours fédératrice. Leurs paroles (même si elles font part de leur jeunesse actuelle) seront valables et compréhensibles lorsque des Nameks* se pencheront dessus. Les deux gaillards sont deux boules de cristal* en pleine contention, et scrutent au rayon laser la misère du monde.
Menace 2 Society
On ne connaît pas trop le parcours personnel des deux garçons, mais il n’est pas difficile de deviner qu’ils soient des transfuges de classe. Rien de mieux que des individus naviguant d’une extrémité à l’autre du spectre social pour scanner l’humanité dans sa complexité. Avec Dernier Wagon, on retrouve là un rap social noble, un regard extérieur porté sur le monde et pas sur ses pompes. Pas là pour défendre le ter-ter, se refusant à tout clanisme, nos deux Son* sont lucides sur la liquéfaction de la société : le darwinisme social, les cuillères dans les bouches, le hasard des existences, la pauvreté sexuelle des trimards. Vogue la galère !
Certains chanceux de naissance ont pris leurs billets à l’avance
Certains en sont reconnaissants mais d’autres ne font que renier
C’est sûr qu’avec du cash t’achète une place à l’avant
Mais n’oublie pas qu’en cas de crash devant tu meurs en premier
Le monde dépeint est celui d’une ligne de métro transformée en Transperceneige fou (celui de Jean-Marc Rochette ou de Boon Joon-Ho, au choix), où premières classes hypocritres et dernières classes exsangues se regardent en chien de faïence. Nous reviennent en tête aussi les migrants de la Jungle calaisienne, tentant de monter dans l’arche de l’Eurotunnel pour atteindre le « Royaume-(dés)Uni ».
Qu’ils parlent des quais de la 13 ou de la pauvreté en Somalie, nos deux compères pensent en dehors d’eux même, les pieds sur terre. Dans Pourquoi t’écris?, l’autre morceau social, ils célèbrent dans un français parfait le pouvoir transcendantal de l’écriture et de la transmission. L’écriture comme déversoir salvateur, répondant à l’urgence du feu. Ils sont allés à la bonne école. Ils savent déjà que le temps passe et est irrétractable, que le destin n’est pas, mais une infinité d’états de la nature probables, de branches qu’il s’agit de choper au bon moment. L’entrée dans la nouvelle décennie n’est pas aussi facile que celle du nouveau millénaire. Passer à côté de sa vie est à présent si facile, et leurs morceaux mettent en avant une angoisse existentielle terrible, car c’est celle qui étreint toute une génération de… seulement vingtenaires, oscillant entre craintes d’un avenir incertain et désespoir, quand ce n’est pas encore le nihilisme (comme le montre le rap plus indé’ et dur de dAMEbLANCHE, la garde d’Al’Tarba, etc.). Cette anxiété nervure presque l’EP entier! Le rap : outil révélateur sociologique.
Loin d’être neurasthénique, il est pénétrant, et soulève des vérités qui fâchent. On regrettera un peu les extraits sonores plaqués de Youssoupha et d’autres rappeurs admirés, des paroles sur la guerre, qui risquent presque de nous faire verser dans un pathos naïf et de les poser en sauveurs de la veuve et l’orphelin, mais le mal est évité. On espère qu’ils garderont cette veine sociale, car jusqu’ici, les garçons retiennent leur Ki avant de libérer la mana.
Dragon Ball X
C’est l’heure de la « danse de la fusion« . Potaras* aux oreilles, nos deux X débitent du steak en pagaille :
Parfois j’ai l’impression que le temps presse
Pourtant j’ai toute la vie
Parfois je me sens seul dans la tempête
Pourtant y a toute la miff !
Donc lâche ton écran t’as toute la vie
Quitte la fenêtre et pousse la vitre
Du bonheur je sais on en est tous avides
Si la musique te plait alors épouse la vite!
Voix modifiées à l’autotune en arrière plan, Pi-Well adopte un phrasé explosif, super syncopé ni vulgarité avec l’addictive Toute la vie. Pour sûr, le gamin a été nourri au rap god d’Eminem. Les deux jeunes hommes offrent un visage nouveau, plus « nouvelle école » du rap, les champs sémantiques en plus. Pour Désert, c’est ration de guitare ibérique et lyrics balancés comme des kicks. Elle rappelle Sin fronteras, morceau solo de Menni Jab, avec des refrains gitans qu’on entend… a priori pas dans la scène rap. L’instrumentale de Désert est endiablée comme jamais, et laisse planer l’idée qu’elle est du sur-mesure pour taper dans le hit. Citer nous une instru’ de rap en guitare ibérique, flûtes arabisantes et battements de tam-tam? La question, elle est vite répondue. Très picturale et galvanisante, ça canonne des tatanes à tout-va. On s’éloigne alors du rap conscient pour se tourner vers du rap ghetto, sans jamais céder au vulgo, mais toujours intello, avec son lot d’insolence et d’ego bien placés. Secouez l’ensemble, et vous obtenez un punch à la figure.
C’est simple : parmi ces six titres se cachent au moins deux potentiels bangers conçus pour les radios. Un uppercut et un crochet. Les deux X ont de quoi foutre une rouste à Bigflo & Oli, et mettre par terre quelques participants au tournoi*. Tortue Géniale peut être fier de ses deux disciples. Même si l’EP comporte quelques petites maladresses, ils ont trouvé la formule magique pour aboutir à un son respectueux des anciens et accessible au grand public d’aujourd’hui : une plume riche et vivifiante, un regard vif et perçant, une langue cadencée et piquante. Nos deux compétiteurs ont compris que la musique défie les règles de la physique : eh oui, 1+1 peut faire … 1 ! La paire carbure déjà au super saiyan*. On ne serait pas étonné de voir propulser le tandem sur le nuage volant des charts d’ici quelques temps et gagner une place légitime au tournoi du rap game. En attendant, le Tout-Puissant* veille au grain.
Petit bréviaire illustré de la saga Dragon Ball :
- Les boules de cristal : 7 boules divines permettant d’exaucer un vœu et attirant la convoitise ;
- Le Kaméhaméha : attaque d’une puissante boule de feu des héros ;
- Le Ki : force d’énergie des héros ;
- Les Potaras : boucles d’oreilles permettant à 2 héros de fusionner ;
- Les Son : nom de la lignée des guerriers interstellaires ;
- Les Nameks : race d’extraterrestre ;
- Le Tout-Puissant : le sage bienveillant et dieu protecteur de l’univers ;
- Tortue Géniale : maître sensei des deux jeunes héros, gentil vieillard (un peu) érotomane ;
- Le Tournoi : l’histoire gravite souvent autour d’un tournoi devant désigner le meilleur combattant ;
- Super saiyan : stade transitoire de puissance ultra-sonique d’un héros (s’échelonnant de 1 à 4).
02. 93
03. Toute la vie
04. Dernier wagon
05. Désert
06. Pourquoi t’écris?
Lire aussi :
Menni Jab / Caméléon (Réédition) [Le Passage]