Le Petit Fantôme, de son propre aveu, a bien grandi, glissant lentement mais surement vers la quarantaine, alourdi du fardeau stimulant de la paternité. Mais au fond, être père, c’est aussi malgré les responsabilités, retourner un peu en enfance et retrouver un bout de cette innocence qui permet de mieux comprendre sa progéniture et ainsi mieux l’accompagner. Jouer. Voilà bien ce qui pourrait synthétiser en cinq lettres tout l’esprit de Stave II que Pierre Loustaunau sort de façon très indépendante sur son propre label, Fantôme Factory, uniquement en version digitale dans un premier temps en tout cas. Succédant au très réussi Un Mouvement Pour Le Vent de 2017 qui lui a fait toucher du doigt un certain succès et en tout cas un plus large public, Stave II est, dans l’esprit, conçu comme son premier album, Stave, à la façon d’une mixtape. Les titres s’enchainent, s’imbriquent parfois, partageant des éléments communs qui rebondissent d’un morceau à l’autre. Jouer avec les sons, les mots, la technologie. Jouer avec des influences assumées et digérées qui inscrivent l’œuvre de Petit Fantôme dans une histoire qui le dépasse mais dans laquelle il compte bien trouver sa place. Jouer, enfin, avec des proches comme on irait au city faire un 5 vs. 5 : y mettre un soupçon d’enjeu, beaucoup d’adrénaline et de dynamisme, une grosse dose de confraternité confinant à l’amitié et puis surtout, se faire plaisir.
Détaché de bien des contingences, propriétaire de son propre studio à deux pas des plages landaises qu’il partage avec son compère de longue date Johannes Buff, Pierre Loustaunau se présente avec un album qui lui sert à bien des égards de manifeste DIY, étant bien entendu que l’expression ne renvoie plus du tout comme quelques décennies en arrière à des productions chétives enregistrées à l’arrache en magnéto 4-pistes et sur lesquelles un souffle digne des plus belles tempêtes sur le golfe de Gascogne pouvait faire se lever la houle du côté de Capbreton. Tout Faire Tout Seul, ou presque : composer, enregistrer, jouer, distribuer, le tout sans avoir à répondre aux tenants d’un monde auquel il refuse d’appartenir, celui où la notoriété se mesure en nombre de streamings et de vues (Bonjour Pierre). Dans le monde de Petit Fantôme, on peut choisir de vivre loin des affres de la capitale dans l’une des régions les plus agréables du pays, d’emballer son album dans l’une des pochettes les plus sales de l’année bien que chargée de symbolique influente (une main de bébé qui s’acharne sur un quignon de pain, une Île stylisée que l’on devine Belle et Wally l’alligator qui s’y promène), enregistrer un teaser barré dans un supermarché de surgelés, s’offrir les services amicaux de M. Pop Française et ne guère se soucier des questions de format, de distribution ou de promotion, les réseaux sociaux et le bouche-à-oreille se chargeant très bien de l’affaire.
Si l’on parle de mixtape, c’est aussi que Petit Fantôme y divague le plus librement du monde, comme dans un mix justement. La cohérence n’est, de prime abord, pas forcément de mise aux premières écoutes d’un Stave II dans lequel l’auditeur est constamment dépisté, perdu, hésitant face aux multiples sentiers que l’on a le choix d’emprunter. Pourtant, le disque révèle au fur et à mesure son incroyable richesse et dévoile en creux des fils conducteurs que l’on retrouvait déjà sur Stave et Un Mouvement Pour Le Vent : une incroyable unité d’écriture et un goût prononcé pour les rythmiques un peu psyché, la basse ronde du fidèle Vincent Bestaven et l’extraordinaire batterie de Felix Buff, frère de Johannes, qui roule comme un shorebreak et sur lesquelles divaguent guitares un peu brutes, claviers élancés et même des cuivres insoupçonnés qui marquent l’ensemble du disque de leur présence assurée. Si on est dans un premier temps capté par les petites drôleries foutraques et autres trouvailles sonores qui balisent l’album (un gimmick basé sur une emblématique sonnerie à la pomme, une superbe boucle de 3 secondes sous-exploitée, Belloc ou un interlude complétement barré, ƒ ‡ _ ‡ ∂ µ ~∞ ◊ ‹.), c’est pour mieux plonger ensuite dans la profondeur de compositions racées et denses que Petit Fantôme et son double sur ce disque Pierre Rousseau (Paradis) exploitent comme support à des textes malins où l’émotion côtoie l’ironie, l’humour une certaine forme de gravité.
Stave II est au fond un formidable album de vie. On y croise des enfants à rassurer (Réveille-Moi) et des aïeux nostalgiques (le papy Peio de Stave de retour dans le magnifique Vivre Mieux qui s’engage sur un ton très Motown et se termine dans une orgie free absolument délicieuse), une pop star bienveillante (S’il te plait apaise-toi suggère Etienne Daho à Pierre qui évoque colères et frustrations accumulées ces dernières années) et une magnifique voix locale en devenir, celle de Laura Etchegoyhen qui porte les chœurs de la superbe ballade très « variété française » Tu Ne Vois Rien après avoir œuvré aux côtés de Frànçois Atlas, Gaspard Augé ou Cabane. On est solidaire du Petit Fantôme revendiquant son indépendance et son rejet des diktats, prétendant haut et fort ne pas faire partie de ce monde-là mais qu’un cynique « si ! » vocodé remet à sa place, puis à la fois ému et agacé de ce Temps Qui Passe mais qui surtout part en sucette, glissant dans un joyeux bordel auto-tuné de la soie jazzy aux évocations psychédéliques hallucinées. Et comme dans la vie, parfois vaut-il mieux se taire, la chevauchée au long cours Elle Succombe conclut Stave II dans un formidable élan d’une véritable poétique instrumentale, condensant aspirations et inspirations qui l’ont conduit jusque-là.
S’il n’est pas vraiment question de surprise sur le plan musical, tant Petit Fantôme se montre constant et pertinent depuis Yallah en 2011, Stave II, en arrivant quasiment à l’improviste, sans vraiment prévenir, parvient à jouer sur la spontanéité de sa sortie pour susciter un enthousiasme qui mériterait sans doute de déborder un peu plus. Mais Pierre Loustaunau le veut-il seulement ? Pas sûr… caché au fin fond de son sud-ouest natal, comme son Shorebreaker Studio se cache sous les pins dans un anonyme lotissement de bord de mer, il entend vivre sa vie de musicien, de producteur, de père sans (trop) avoir à rendre de comptes et sans pression. Un état d’esprit qui est en soi une source d’inspiration qui l’amène à proposer un Stave II particulièrement réussi, traversé d’un vent de liberté créatrice et artistique mais qui s’accorde avec un cadre pop de chansons exigeantes et impeccables, réalisées avec le goût du travail bien fait. Jouer tout en travaillant, travailler sans trop se prendre au sérieux. La vie que s’est choisi Petit Fantôme a de quoi faire des envieux.