Le nouvel album de Gaspard Augé constitue un plaidoyer pour le célibat dans une relation libre. Ou, en tout cas, à ce qu’on appelle un passe-droit, soit une période de pause conjugale où chacun est libre de vaquer à ses occupations artistiques.
La justice au bord de la rupture
Comme évoqué dans notre précédent article qui annonçait l’album avec les singles Force Majeure et Hey!, le divorce a ses qualités. Et en effet : une rupture peut faire des miracles. Ce n’est pas comme si Gaspard Augé était un habitué de l’adultère. Il fut très fidèle à Xavier de Rosnay, avec lequel il forme depuis 2003 le mythique groupe Justice, peut-être l’unique ayant l’envergure des aïeux Daft Punk. Mais on sentait qu’avec la petite embardée commise en 2010 avec Mr. Oizo pour Rubber (album et bande-son du film éponyme), Gaspard avait beaucoup à dire. Des choses à confier, et cela : seul. Cela est chose faite avec Escapades. Et nous sommes plus sur quelque chose de l’ordre de la grande échappée sauvage que de la fugue.
Dès les premières secondes, le décorum est planté. Welcome débute comme le début d’un film. Vous savez, ces petits préambules de quelques secondes présentant le studio de production précédant le film, comme ceux d’Amblin ou d’Universal. Nous l’avions pressenti avec les quelques singles et extraits échappés de l’album. Cela sent la cassette a plein nez. L’odeur technologique des magnétoscopes utilisés en cachette et des cartouches Super Nintendo poncées à blanc. L’album de Gaspard Augé, pour la première fois de sa carrière (même si on commençait à sentir le mélodieux percer avec Woman en particulier), se décide d’être une madeleine de Proust.
On subodore alors qu’au sein de Justice, Xavier était peut-être le mâle alpha imposant le brouhaha punk du groupe. Gaspard a, au fil du temps, pris l’ascendant en imposant sa marque mélodique, de Audio Video Disco à cet album solo. Celui-ci est une véritable élégie aux sonorités synthétiques des feuilletons et animés parsemant les écrans de la fin des années 1970 à celle des années 1980, où les compositeurs nippons, français et américains regorgeaient d’inventivité. Alors que nous évoquions les délices adolescents et les pylônes qu’étaient Ennio Moriccone, Jan Hammer et Phil Collins pour ces deux singles (auquel nous avons oublié Led Zeppelin), Vox nous confirme sans surprise que le jeune Gaspard a bien été obsédé par le thème de Scarface par Giorgio Moroder (oui, encore lui), auquel se serait mêlé les chœurs d’un Klaus Nomi. Notre mémoire nous fait partir facilement aux univers de Brian de Palma, destination Midnight Express. Pentacle est résolument le plus rutilant de cet écrin. Le milieu du morceau va vous faire pleurer des oreilles. C’est presque une cérémonie où toutes les divinités suscitées seraient invitées à s’unir, une escampette qui débuterait de la villa de Tony Montana, blindée de poudres et en dorures, et où nous nous envolerions pour rencontrer le Winslow de Phantom of the Paradise, les Goblin et autres compositeurs des films de Lucio Fulci et Dario Argento, pour, enfin, atteindre les cieux d’un Blade Runner sous une ondée de Vangelis. Des français comme Cerrone ou Jean-Michel Jarre ne semblent jamais d’ailleurs bien loin. Bref, un grand huit où toutes ces influences s’emboutiraient pour aboutir à un bolide sonore dont les synthés scintilleraient comme le soleil se réverbère sur un diapason au chrome brillant. On en ressort l’ouïe flageolante.
Se faire la belle, et non la malle
Le paysage audiovisuel français n’est pas en reste. Après avoir injecté un zeste de l’amiral Michel Polnareff dans Hey!, Captain prend la relève avec une mélodie qui aurait pu figurer dans une comédie de canailles, à l’époque où le cinéma français arrivait à faire coexister finesse et populaire. Tendre et nostalgique, on croirait entendre du François de Roubaix (on pense à Où est passé Tom?) ou du Vladimir Cosma (…mais aussi à Banzaï et La chèvre). Dans la scènette qui, nous le pensons étant donné le budget alloué, préfigure des clips se faisant désirés, on y voit un grand corniaud à képis – joué par l’intéressé – tout droit sorti d’un film d’Yves Robert ou de Francis Veber, tenter de fuir la lunette de visée de son supérieur. On ne sait pas si ces petites pastilles, qui ne sont pas des clips, le deviendront. En tout cas, elles augurent un univers léché et imaginatif, presque de SF, faits de déserts à la Alejandro Jodorowsky et de chevaliers du futur venus de Knightriders. Sans véritable sens autre que celui de l’amusement et du délire esthétique, on y perçoit l’obsession presque passionnelle, si ce n’est fétichiste, qu’ont cette – peut-être dernière – génération de quarantenaires de la french touch à vouer aux instruments et aux beaux objets, où les cymbales y brillent comme le logo Lucas Films et où un violon-sceptre brûle autour de volutes de fumée.
Il s’avère que ces morceaux, pour certains, dormaient dans des malles depuis plus d’une décennie. Il est vrai que ces titres électroniques respirent une époque où l’odeur des années 1970 et 1980 semblaient provenir de réminiscences plus vraies et plus fraîches que les pastiches actuels confinant à la parodie de souvenirs non vécus car fantasmés. Les années 2000 étaient encore une décennie où l’électronique pouvait avoir cette senteur nostalgique véritable. Ici et là, on entend les vrombissements d’un vieux clavier ou les bruits d’un thérémine. L’album est méticuleusement cinématographique, marqué par le sceau de la puissance des écrans. Par exemple, Belladone nous embarque sur le navire japonais d’Albator pour aller voir les sorcières de Belladonna et autres expérimentations nippones. Europa ressemble à la bande-son d’une vieille série B italienne, ou alors celles provenant du clavier de John Carpenter, alors qu’avec Lacrimosa, on fait un détour chez William Friedkin.
Après moult réflexions, il s’avère que la french touch s’est toujours alimentée de multiples références, qu’elles soient filmiques ou musicales, mais revendiquée presque uniquement hors du champs musical. Si Giorgio Moroder, par exemple, occupe un morceau qui lui est entièrement dédié dans le dernier album des Daft Punk, c’est oublier que l’italien était déjà présent depuis bien avant. Gaspard nous surprend, d’autant plus que l’on connait la posture, non pas vaniteuse, mais légèrement salonnarde qu’a longtemps occupée Justice, avec ces spectacles de son et lumière uniques et leur image de DJ rock star se faisant désirer dans l’absence et la discrétion : l’album convoque un palladium d’artistes qui ont forgé l’oreille de Gaspard (et les nôtres), et, même s’il arrive que certaines références en viennent à se mélanger, les citations sont facilement reconnaissables, non masquées, presque revendiquées.
L’aventure, c’est l’aventure !
Cette sincérité reste très étonnante. L’enchainement des pistes est parfait, oscillant d’une ambiance à l’autre, donnant ainsi à l’album une allure complète. Chiadé, mais jamais superficiel, ni trop lourd pour l’estomac. Contrairement à l’album de Grand Soleil, où certains titres étaient plus club pendant que d’autres plus grand public, la galette d’Augé est faite pour se tenir seule, traversant des mondes différents mais jamais discordants.
Casablanca est de l’ordre du merveilleux. Le morceau donne l’impression de survoler un désert, sur des arabesques de nuages flottants. L’album a cette capacité à vous faire figurer l’éblouissement enfantin, celui ressenti au contact d’un imaginarium étranger (un CD-Rom d’Indiana Jones and the Fate of Atlantis, une K7 de Tron ou des Goonies, un livre de Jules Verne, au choix), prenant le relais quand l’heure du sommeil arrive, lorsque l’enfant se retrouve nez-à-nez avec Morphée, et qu’il lui est donné de filer dans cet univers à travers la sphère des rêves.
Nous en venons même à lui recommander de continuer son petit bonhomme de chemin. Ou de convaincre Justice à prendre la direction du mélodique, sans pour autant délaisser l’âme punk. Comme évoqué précédemment, le dernier album non-live le laissait présager. Escapades ne ferme absolument pas l’aventure Justice, Rocambole rappelant le lignage d’Augé avec son couple qui est parti pour durer, une fois revivifié. La frénésie bruitiste est nécessaire à Justice, peut-être est-il temps pour elle de retrouver une harmonie dans l’esthétique. Justice se devrait d’être plus belle, moins violente. Gaspard entrouvre une brèche, dans laquelle il devrait continuer à se faufiler, quitte à y emmener la smala. Que Gaspard Augé fasse chambre à part de temps à autres, si possible moins qu’une fois tous les dix ans, est sans aucun doute une excellente chose. On souhaite bon voyage à nos gardiens de la paix.