A quelques semaines de la sortie de son album Office Politics, un album qui traite à nouveau et enfin de personnages ordinaires (après dix ans de créations hors du temps), il est bon de se rappeler d’où vient le succès français de Divine Comedy et pourquoi ce petit Irlandais continue de remplir en quelques minutes les plus belles salles de centre-ville du pays avec tout ce que la France compte de bobos éclairés, de lecteurs sensibles, de jolies femmes et d’amateurs embourgeoisés de rock indépendant. Si Divine Comedy est toujours en vie plus de 25 ans après son deuxième album, Liberation, et son apparition remarquée au festival des Inrocks de 1993, c’est parce qu’il a représenté au milieu des années 90 une sorte d’aboutissement synthétique de ce à quoi le public « rock indépendant » aspirait depuis longtemps : le mariage d’une culture littéraire (puis historique) inépuisable, que la France avait adoptée avec Morrissey et les Smiths, et de la respectabilité pop érigée au rang des classiques.
Culture haute, culture pop
En 1994, date de sortie de l’album Promenade, sur lequel on retrouve Tonight We Fly, les premiers amateurs de rock indépendant nés de la vague post-punk ont vieilli. Ils se sont mis au travail et partagent le paysage avec un public rock indé de la « deuxième génération » qui est biberonné aux Inrocks et largement issu de la classe moyenne, voire supérieure. Ce public est assez décomplexé quant à savoir si le rock est ou pas un élément majeur de la culture populaire. Les efforts paient : la culture pop est en train de l’emporter, mettant sur le même plan les musées et le graff, le rock et les pièces issues du répertoire classique. Il est temps qu’un groupe, après Scott Walker à peine redécouvert, après Dominique A et quelques autres, entreprenne cette grande fusion entre la culture pop en passe de devenir dominante et la culture haute venue du passé : ce sera Neil Hannon.
Le jeune irlandais a le profil idéal pour ça, lorsqu’il débarque chez nous. Né en 1970, Hannon est le fils d’un pasteur irlandais, cultivé, francophile et qui a reçu une vraie éducation classique. Il dira plus tard qu’il était très tôt « un vieil homme avec le corps d’un gamin« . Après un premier album, Fanfare for the Comic Muse, vaguement inspiré par REM et plutôt raté, Hannon invente son propre style avec son deuxième album Liberation. Il s’agit techniquement d’une musique pop pour orchestre de chambre, ultra-référencée et littéraire. Les références abondent à l’image du chef d’oeuvre Bernice Bobs Her Hair, tiré d’une nouvelle de Scott Fitzgerald qui ressemble à un morceau survitaminé des Beatles et procure pour la première fois ce sentiment jouissif d’avoir affaire à un prodige. La France est en pleine anglophilie. La britpop fait rage et Divine Comedy s’invite sur sa voie savante, élargissant la brèche ouverte l’année précédente par le plus subtil The Greatest Living Englishman de Martin Newell, le déjà vétéran des Cleaners From Venus. On retrouve chez Divine Comedy un esprit fin, typiquement anglais et en même temps une roublardise et une science du cabotinage qui font penser au relief synth pop de Denim, le groupe de l’ancien leader de Felt, Lawrence. Sur Liberation, le single Europop relève de cette volonté marquée de décloisonner les cultures classiques et pop, mais aussi au sein de celles-ci de ne pas s’enfermer dans une musique trop austère ou tournée vers l’analyse de sa propre mélancolie. Divine Comedy est prêt à tout mais surtout à s’amuser et à faire le beau. La pop est une arme de séduction massive qui se détourne des chambres d’ados pour briller sur scène, pétiller comme un verre de champagne et séduire les femmes.
Promenade, en 1994, constitue l’apogée de cette nouvelle pop, plus enjouée, toujours intelligente mais qui reste bâtie pour séduire. Neil Hannon ne fera jamais mieux, même si l’album Casanova constituera la sommet commercial de sa formule. Promenade lui est infiniment supérieur. L’album est un album concept à la simplicité enfantine : il s’agit de suivre pas à pas la journée d’un couple qui se balade à la mer. Le dispositif est précis et l’ensemble tenu à la perfection du début à la fin. Cela démarre par un Bath, féminin, érotique et digne de la Naissance de Vénus, avant d’enchaîner sur une séquence ultradynamique où l’on se déplace à vélo jusqu’au bord de mer, Going Downhill Fast, pour parler lecture paisiblement tout en étant sujet à l’agitation du transport amoureux (The Booklovers). L’aventure continue, à la fois pure et délicieusement tragique lorsque l’héroïne tente de se suicider sur Neptunes Daughter. Vient ensuite le crescendo sentimental, le temps du réconfort qui s’incarne dans le passage au jour d’après (la chanson pour le réveillon Ten Seconds To Midnight) et l’extase romantique de Tonight We Fly.
Au dessus de la mêlée
Si le morceau est si puissant plus de 25 ans après, c’est parce qu’il constitue le sommet d’une pop ample, sophistiquée et pétrie de romantisme mais aussi une remarquable réalisation intimiste. Hannon réussit avec ce titre à rendre à la perfection la vivacité de sa vision, l’enthousiasme de ses vingt-quatre ans, l’impétuosité de son tempérament. A l’époque, on peut le croiser souvent à Montmartre qu’il arpente d’un pas ample et timide, et l’interpeller comme un camarade de jeunesse. Il est amoureux d’une jeune française et découvre son propre succès. Son appétit d’aimer et de vivre est immense et se traduit par des concerts débridés où il intercale entre ses propres titres des interprétations fantasques qui vont de Kraftwerk à Madonna en passant par ACDC. Il saute du piano au micro, du micro à son verre. Il irradie, il vibre. Voir Divine Comedy sur scène en 1994 procure le plaisir insensé, de rencontrer enfin un compagnon d’espoir qui ne plombe pas autant le moral que la majorité de ce qu’on nous vend en matière de rock intelligent. Hannon est plus classe que Blur et Oasis réunis. Il est plus européen aussi. Il lit des livres et s’habille avec goût. Il est précieux quand il faut l’être mais encore follement accessible. Il respire la liberté à plein nez et donne envie de se jeter du haut d’une falaise par amour. Il pleure, il aime, il tremble. Tonight We Fly est une chanson romantique qui allie la grâce du Just Like Heaven de The Cure (deux amants, une falaise, la mer qui gronde et la mort au bout, rêve ou réalité), la dramaturgie jusqu’au-boutiste de There Is A Light That Never Goes Out. On y trouve cette même idée de foncer à tombeau ouvert pour célébrer l’extase amoureuse. Mais alors que Morrissey fonce à toute berzingue dans une bagnole tellement 80s vers une mort certaine, Hannon apprend à voler. On pense aux Ailes du Désir (1987), à Jonathan Livingstone (1973), au dessin animé Dragons qui fonde tout son succès là-dessus (2010), au vertigineux mouvement de The Fountain (2006) ou encore au bouleversant Upside Down (2012) de Juan Solanas. Le vol met la liberté à la portée de toutes les bourses, la poésie à celle de tous les artistes et permet de mourir en restant vivant.
Le filtre d’amour
Le mouvement est soutenu par cette galopade musicale de cavalerie à flon-flon que Hannon pique chez Michael Nyman. Ce n’est pas de la grande musique classique mais c’est de la musique classique qui emballe et renvoie aux musiques baroques du XVIIIème finissant, au romantisme des années 1830, plus loin aux marches militaires. Hannon compose simple et facile mais compose efficace. C’est Franz Litszt ou Bedrich Smetana qui composeraient un opéra pour Musset. Les paroles elles-mêmes utilisent souvent un procédé d’accumulation qui nourrit le mouvement. Il cite des écrivains (plus de 70 sur The Booklovers) ou ici décrit le paysage par le dessus en énumérant les professions des personnes que les amants dépassent. Ses collègues de label A House ont fait exactement la même chose sur Endless Art quelques années plus tôt. On peut penser que la démonstration n’a pas échappé à Hannon.
Tonight we fly
Over the houses
The streets and the trees
Over the dogs down below
They’ll bark at our shadows
As we float by on the breeze
Tonight we fly
Over the chimney tops
Skylights and slates –
Looking into all your lives
And wondering why
Happiness is so hard to find
Over the doctor, over the soldier
Over the farmer, over the poacher
Over the preacher, over the gambler
Over the teacher, over the rambler
Over the lawyer, over the dancer
Over the voyeur, over the builder and the destroyer,
Over the hills and far away
Hannon fait fusionner le fond et la forme, ce qui produit justement ce sentiment de communion extrême entre les amants mais aussi entre l’auditeur et lui-même. Tonight We Fly est musicalement une réussite extraordinaire qui convoque finalement assez peu de moyens. La mélodie est simpliste et n’a rien de décisif mais le titre fonctionne incroyablement sur la redondance de son « crescendo ascensionnel ». Comme les personnages, on décolle, on vole et on ne touche plus terre. Le final confine au pur génie en introduisant l’idée selon laquelle (comble du romantisme) ce vol est voué à une morte certaine. C’est avec cette idée byronienne qu’on reçoit le dernier couplet, le plus écrit de tous :
Tonight we fly
Over the mountains
The beach and the sea
Over the friends that we’ve known
And those that we now know
And those who we’ve yet to meet
And when we die
Oh, will we be
That disappointed
Or sad
If heaven doesn’t exist
What will we have missed
This life is the best we’ve ever had
Est-ce la mort qui arrive ?
If heaven doesn’t exist
What will we have missed
This life is the best we’ve ever had
C’est d’une beauté ! Hannon termine sur une note épicurienne irrésistible, une affirmation de son envie de vivre dans l’instant et jusqu’au dernier souffle qui finit de conquérir pour de longues années son public. Il citera ensuite Horace mais le mal est fait, ou le bien. Tonight We Fly est la chanson qui crée à jamais notre attachement au personnage. Ce n’est pas un hasard si à compter de cette époque, elle ne quittera pour ainsi dire plus jamais la setlist du groupe sur scène. Plus qu’un tube véritable, Tonight We Fly est une chanson qui agit comme un filtre d’amour, un charme médiéval, pour lier l’artiste à son public. C’est la chanson qui sauve les concerts ampoulés et compassés de ces dix dernières années, la chanson qui fait qu’on lui pardonne la boursouflure et la suffisance, la chanson qui ramène à ses années de développement et de crève la faim. La chanson qui rend fou et amoureux.
Tonight We Fly est la chanson qui permet aux fans de se souvenir qu’ils ont cru quand ils avaient vingt ans comme Hannon aux grandes histoires d’amour, à l’amant/la maîtresse éternel(le), à l’amour fou et à la liberté. Il se dégage une telle sensation de toucher au sublime et à l’absolu ici qu’on n’en finira jamais tout à fait avec Divine Comedy. On a beau savoir que tout cela n’était qu’une fiction, on y croit encore, à Paris, à Nantes aussi, dans les capitales régionales. Neil Hannon a bâti sa carrière sur ce mirage. L’amour existe, quelque part. Et il dure… Mais avec qui maintenant ? Avec qui ?