On évoquait récemment en parlant du projet de feu Tony Allen et Jeff Mills, Tomorrow The Harvest, cette religion de l’instant qui se développe parfois, et souvent, chez certains jazzmen ou explorateurs électroniques ou world, l’idée selon laquelle la musique ne peut jaillir et exister que dans la fugacité de son expulsion/réception. La notion justifie que certains artistes (Damo Suzuki, autre prêtre de l’instantanéité, décédé il y a quelques jours) cultivent de plus en plus leur jardin sur scène qu’en studio, recherchant la résonance musicale (la plage) plus que la culture formelle (le morceau). La figure de Youri Defrance ne dépareillerait pas au casting d’une soirée Tomorrow The Harvest comme elle n’aurait rien eu d’incongru à cotoyer le Japonais Volant, sur scène ou dans un lieu naturel. Car le chanteur et guitariste français, furieusement négligé partout (mais il l’a bien cherché), ne se contente pas d’inscrire ses prestations dans le temps (celui du concert, du spectacle), il les situe également et précisément dans l’espace : sa musique étant, soir après soir, la conjonction quasi astrale d’une position géographique (ses concerts sont indiqués par des coordonnées GPS, ce qui n’est pas fréquent), d’une date et d’un moment.
Le titre de son nouvel album Ley Lines Blues (Wigwam Live Mt Lozère) renvoie directement à cette situation (une nuit de pleine lune, dans ce dôme-tente-wigwam que le musicien a en partie construit de ses mains) : il était une fois un concert. L’enregistrement s’organise en trois parties, plus une bonus, qui définissent un territoire n’ayant à peu près rien à voir avec des chansons ou des morceaux traditionnels. Le disque est composé d’humeurs, le terme renvoyant autant à l’émotion qui traverse le public et le chanteur, aux liquides médiévaux (le sang, le sperme, la fumée) qu’à son verbe d’origine. Comme on dirait « humer l’air », Youri Defrance hume sa musique, il la sent, la respire, la souffle par le nez et la bouche, il l’inspire, l’expire comme on fumerait le calumet de la paix, un joint, l’âme des ancêtres. Le chant est guttural, inspiré des voyages de l’artiste, la Mongolie, les territoires de l’Est. L’accompagnement est fabuleusement riche, unissant dans un jeu de guitare très technique et littéralement panthéiste (qui croit en tout, à tout), généreux et inspirant les traditions du blues américain, le jazz, la country, les sons des pays d’Asie aux horizons infinis des steppes, les rythmiques aborigènes.
Il y a un passage autour de la 10ème minute de la partie 1 qui est tout simplement incroyable et à travers lequel (cela dure deux, trois ou quatre minutes) on croit entendre TOUTES les musiques, comme si Ley Lines Blues réussissait à cet instant précis à saisir la fusion complète des genres, des époques. Émerge alors dans cette tente une forme de musique absolue, complète, qui résonne à nos oreilles presque comme une chanson pop, une musique mélodieuse, un tube alors qu’elle est objectivement presque tout le contraire. La pièce s’éloigne de cet instant un peu plus loin pour aller chercher la vérité ailleurs. Elle n’y reviendra pas. Le chanteur ulule, gémit, se plaint. On ne comprend jamais au grand jamais ce qu’il dit, tout en éprouvant, à plusieurs reprises, la sensation de savoir exactement de quoi on cause, à quoi et à qui « ça parle ». La partie 3 est marquée par l’importance des percussions, par le martèlement des mains sur les tablas. Elle est plus orientale, plus élevée encore, tibétaine, mystérieuse. La 2ème est plus occidentale peut-être, plus country blues, plus accessible peut-être. La succession des trois relève de la magie blanche.
Ce qui n’est jamais qu’un disque live (enregistré en direct sur deux dates, en novembre 2023 au Mont Lozère) constitue une formidable invitation à y aller voir de plus près. Les disques de Youri Defrance lui servent de vitrine et de témoignages pour inviter le public à le rejoindre dans ses tournées arrêtées, ses rendez-vous musicaux qu’il fixe désormais en suivant une cartographie lunaire et spirituelle qui lui est personnelle. La musique retentit en Lozère, en Bretagne, à Carnac et sur les Monts d’Arrée, en Auvergne, dans le Lyonnais. L’important n’est peut-être pas tant d’expliquer sa musique que de renvoyer au chemin qu’elle vous invite à suivre : celle de l’expérience que procure celle-ci. Une douzaine de dates sont d’ores-et-déjà programmées sur 2024. On les retrouve ici. Il est à peu près certain qu’on y entendra pas du tout ce qui figure sur ce disque, mais tout autre chose, qui y ressemble ou pas.
L’animal totem de Youri Defrance est le loup. Ley Lines Blues nous met dans ses pas, prêts et lointains à la fois, mais les oreilles écarquillées et fascinées par le mélange de brutalité et de sophistication qu’il fait planer sur nous.
02. Part 2
03. Part 3
Lire aussi :
Mont Lozère : Youri Defrance ouvre son Wigwam
Youri Defrance / Wigwam Moon Wolf – Hadean Live
Youri Defrance / Blue water
Youri Defrance sur le sentier de la plume
Merci pour cet article sur Youri et la Musique qu’il nous partage. Je le trouve bien écrit et il décrit bien cet univers que j’ai fréquenté de près et qui m’a beaucoup appris.
Il faut s’immerger dans cet enregistrement comme dans un fleuve bouillonnant les yeux fermés et l’esprit ouvert à cette fusion de musiques et d’influences que décrit si bien cette critique. Et après il faut encore plus remonter à la source et avoir la chance d’assister un concert de Youri sous son wigwam planté à chaque fois sur un lieu druidique en pleine nature. On s’y rends en ne connaissant que les coordonnées géographiques, un jour choisi fonction des lunes comme à une cérémonie tribale pour une véritable expérience qui emporte tous les sens mêlant la musique aux images projetées à l’intérieur de cette yourte cosmique et aux saveurs du repas partagé. Comme un voyage dans les terres lointaines qui l’ont inspiré, la musique toujours renouvelée de ce guitariste chamane ne se raconte pas mais se vit intensément.
Merci pour cette belle présentation de l’auteur et de ses créations… qu’une envie, les découvrir par soi-même. Hâte donc!
La musique de Youri dans son wigwam dépasse toutes les frontières matérielles et immatériels.
On rentre dans ce wigwam, et c’est que le début du voyage !
Bonjour Benjamin,
Quand je lis ce que tu écris (surtout tes 2-3lignes pour le passage de la dixième minute de la partie 1) ; c’est fort! Détail et émotion bien pointée
Je lis « on », j’entends « je » …
J’aime aussi lire que tu écoutes en te reliant aux oreilles du Loup.
J’étais dans le Wigwam lors de cet enregistrement en Lozère, je suis curieuse des mots que tu nous donneras quand tu auras fait le pas d’aller vivre un de ces prochains concerts dans le Wigwam de Youri.
Lili
Youri est une pierre précieuse dans le monde musical contemporain, sans mauvais jeux de mot car Dieu sait qu’il accorde de l’importance au monde minéral ancien.
Une sincérité artistique rare en milieu rural, territoire qui est pour une fois un atout (nos sites druidiques), pauvres affamés des miettes de la consommation culturelle que l’on veut bien nous jeter à coup de subventions.
Enregistrement à la Lomax, improvisation sauvage et mystique, concert intimiste où il se nourri de son public le jour harmonieux, il nous nourri, nous nous nourrissons au sacrifice de la modernité.
On ressort comme de riches petits poucets , c’est lui qui a semé les pierres. Et l’on se sent moins seul, les culs terreux de la France profonde.
Je n’étais pas au Village Vanguard avec la clique à Coltrane mai j’étais au temple wigwam en Lozère avec Youri et quelques braves curieux et j’en suis satisfait pour le reste de mes jours.
Chapeau l’artiste.
Youri est une pierre précieuse dans le monde musical contemporain, sans mauvais jeux de mot car Dieu sait qu’il accorde de l’importance au monde minéral ancien.
Une sincérité artistique rare en milieu rural, territoire qui est pour une fois un atout (nos sites druidiques), pauvres affamés des miettes de la consommation culturelle que l’on veut bien nous jeter à coup de subventions.
Enregistrement à la Lomax, improvisation sauvage et mystique, concert intimiste où il se nourri de son public le jour harmonieux, il nous nourri, nous nous nourrissons au sacrifice de la modernité.
On ressort comme de riches petits poucets , c’est lui qui a semé les pierres. Et l’on se sent moins seul, les culs terreux de la France profonde.
Je n’étais pas au Village Vanguard avec la clique à Coltrane mais j’étais au temple wigwam en Lozère avec Youri et quelques braves curieux et j’en suis satisfait pour le reste de mes jours.
Chapeau l’artiste.
Tes chroniques sur l’univers musical de Youri sont à chaque fois un rappel, une extension de ce qu’on ressent en vivant les concerts depuis l’intérieur du Wigwam.
Comme une rémanence, un écho de ces nuits rythmées par la musique, la lune et les énergies environnantes du lieu choisi, ton article me donne envie d’enfourcher mon casque audio et de lancer Ley Lines Blues, en essayant de me téléporter dans le passé, re-sentir cette ambiance indescriptible, alternant entre mouvance et ancrage du corps-acupuncture. Puis de se laisser dépasser, emporter par ce qu’on pense ne jamais être en mesure de comprendre… on lâche prise… on ne comprend pas forcément plus, mais on l’a vécu…
À défaut de revenir en arrière, rendez-vous pris pour le futur … Je ne raterai pas les prochaines dates en terres celtes, que je connais si bien (vraiment?…)
Kenavo, j’attends ton prochain article
Un Hibou