S’il y a bien un domaine dans lequel la musique française n’a pas à rougir face à ses homologues anglo-saxonnes, pourvoyeuses habituelles de modes, d’influences et d’exemples à suivre, c’est bien celui de la chanteuse que l’on catalogue ici «de variété» là où partout ailleurs on la nomme tout simplement «pop». Très appréciées notamment outre-Manche dans les milieux branchés et prescripteurs pour leur apport historique à la culture yéyé, des chanteuses de la trempe de Françoise Hardy ou France Gall bénéficient peut-être même plus qu’ici d’une image reluisante ; un particularisme qu’on nous envie et qui se traduit notamment par de régulières reprises plus francophiles que francophones. Bien entendu, à moins qu’une info de taille nous ait échappée, Cléa Vincent comme d’ailleurs toutes ses contemporaines n’a pas l’aura de ces ainées yéyés mais est bien installée chez nous dans ce sillon pop, qui plus est indépendant ; une indépendance qui lui permet de mener une carrière sans véritables contraintes. Si Ad Vitam Æternamour est son troisième album « officiel », la discographie de cette jeune femme particulièrement libre, toujours prête à se lancer dans mille et un projets est aussi balisée par des sorties thématiques (les trois tomes de la collection Tropi-Cléa inspirée par ses tournées sud-américaines et son goût pour les musiques latines), des participations plus ou moins confidentielles et farfelues à des groupes de copains (Les Clopes, Los Fanfarons) ou encore des travaux pour autrui (les compositions du dernier album de Jeanne Balibar) qui dévoilent une artiste complète et sans complexes.
Si la pop française se conjuguant au féminin a été ces dernières années marquées par la présence médiatique de Clara Luciani ou Juliette Armanet, faisant d’ailleurs elles aussi preuve d’une certaine indépendance d’esprit et de fonctionnement, Cléa Vincent trace de son côté un sillon plus discret, plus proche de canons «indés» qui ne veulent peut-être pas ou plus dire grand-chose mais qui contribuent à lui octroyer une certaine légitimité. Ça n’est pas nouveau et sans conteste un peu snob, mais on aime toujours avec énormément de contradiction choyer et protéger ces artistes pour happy few. Leur manque (relatif) de succès vient forcément du fait que le grand public a décidément mauvais goût et si les immenses qualités artistiques dont ils font preuve permettent de leur prédire un avenir qui finira par être (financièrement en tout cas) radieux, il faudrait quand même que tout ceci reste mesuré pour ne pas se dévoyer. Avec Ad Vitam Æternamour Cléa Vincent, s’installe clairement dans cet entre-deux.
Formidable disque de variété… pardon, de pop française, il s’inscrit dans la lignée de Retiens Mon Désir en 2016 et Nuits Sans Sommeil en 2019 et confirme tout le bien que l’on pense de la parisienne depuis ses débuts : Cléa Vincent est, comme on aime dire ici, une magnifique autrice-compositrice-interprète qui a en plus le bon gout de savoir s’entourer, à commencer par Raphaël Léger (Tahiti 80) qui l’accompagne depuis le premier album et avec lequel elle forme un duo dont la complicité artistique est éclatante. Enregistré et produit en autonomie, on l’imagine dans une certaine économie de moyens, Ad Vitam Æternamour est un album resplendissant, ample et rempli de bonnes vibrations. Il s’en dégage du début à la fin une sensation de confort capitonné qui n’empêche jamais d’oser quelques déhanchés voire de se risquer carrément à quelques pas de danse, emporté par ce tourbillon pop complétement moderne bien que baigné de jolies références synthétiques 70’s et 80’s ultra efficaces et déclenchant éventuellement un petit effet madeleine jamais désagréable. Tandis que l’autre complice Kim Giani, laisse sa désormais petite touche habituelle sur le titre d’ouverture, c’est à Jacques que revient le rôle de guest star que tenaient Voyou ou Raoul Chichin sur les albums précédents. Une collaboration qui, en plus d’inscrire Cléa Vincent dans cette scène pop française qui s’amuse loin des projecteurs les plus puissants, apporte à Etat Second une coloration funky électro et dansante sacrément convaincante.
Pourtant, le propos (car il s’agit bien avant tout de chansons) n’est pas toujours des plus joyeux. C’est que si le titre de l’album et sa pochette quelques peu criarde (le fushia et l’orange, vraiment ?) pouvaient laisser croire à une explosion de sentiments amoureux, Ad Vitam Æternamour est avant tout un disque de rupture et de reprise en main. A sa façon, c’est-à-dire avec une écriture toujours aussi précise et positive, Cléa Vincent manie avec une grande sensibilité une langue dont la simplicité du propos traduit en réalité un travail d’une belle profondeur. Elle parvient même à marier français et anglicismes (Free Demain (girl), Shut Down Ma Tête) sans qu’on lui en tienne rigueur, un véritable tour de force tant l’exercice est normalement rédhibitoire sauf quand, comme ici, on est happé par la beauté du reste des textes et leur impeccable harmonie avec leur écrin musical, petits rappels de base sur ce que devrait être la condition féminine au XXIe siècle pour le premier, petite ritournelle discoïde pour névroses intimes pour le second. Cette alchimie totale entre la forme et le fond culmine, on y était habitués depuis les débuts mais cela s’accentue encore, dans cette science si particulière du refrain XXL, ce moment si particulier des chansons populaires qui, quand il est à ce point maitrisé, emmène les morceaux dans une autre dimension pour les rendre inoubliables. Ne nous y trompons pas : c’est un moment tout sauf facile à construire, cette bifurcation mélodique qui se doit de trouver une dynamique particulière que vient renforcer la mécanique des mots. Un petit jeu pour lequel Cléa Vincent et ses comparses excellent comme sur Se Laisser Partir et son incroyable rythmes d’allitérations, Tombé Du Ciel qui en l’espèce constitue un véritable décollage ou encore celui, merveilleusement relevé à coup de cuivres de Si T’As L’Envie.
Dans un monde idéal, la France, la francophonie et même nos amis yéyés anglais s’ils étaient un peu moins passéistes se passionneraient pour l’univers de Cléa Vincent qui délivre une nouvelle fois avec Ad Vitam Æternamour un album quasi sans faute. Tout le monde s’enticherait de cette jolie voix haut perchée comme le pays adorait jadis celle de Lio et fonderait face à un sourire qui ne quitte pratiquement jamais ce visage d’éternelle jeune femme renvoyant une image parfaitement moderne, forte et indépendante. Avec ses acolytes, elle ferait la tournée des grands festivals et on finirait par siffloter T’Es OK passant dans la sono du supermarché. Mais le monde n’est pas idéal ; ça se saurait. Alors, même si on continuera toujours à multiplier les efforts pour tenter de partager un enthousiasme sincère et à s’interroger naïvement sur les raisons d’une telle surdité nationale, on chérira secrètement cette relation quasi intime, à quelques milliers d’autres fans près, ces éditions limitées qui n’appartiennent qu’à nous, ces mots doux griffonnés sur la pochette et tant pis pour lui si le troupeau n’a aucune envie de faire un pas de côté. Avec Cléa, c’est pour l’éternité.