Copieux programme, en ces premiers jours de mars à la Nouvelle vague, pour une édition de la Route du Rock hiver 2024 un peu déroutante, mais qui n’a pas manqué de procurer son lot de moments troublants, portés par de très belles découvertes scéniques et soniques.
The Big Idea
En ouverture, The Big Idea nous emmène loin des horizons océaniques explorés dans The Fabulous expedition of Le Grand Vesigue. Retour à terre, le ton adopté par les Bordelais est dorénavant nettement plus rock, oscillant entre colorations psychédéliques et accents post punk, tout en s’aventurant de manière mesurée dans la pop noizy. Des inspirations, très adroitement assimilées, sont convoquées dans une prestation parfaitement maitrisée. Le combo, guitares et basses fièrement brandies comme autant d’étendards, s’impose tout en front de scène et convainc par son engagement et sa précision.
Premier changement de plateau, qui est plutôt une table rase sur le plateau. Bruit noir se contente d’un dispositif scénique minimal, composé d’un praticable au centre de la scène, accueillant quelques machines discrètes, et d’une batterie trônant sur la droite. Il n’en faut pas plus au duo, composé de Pascal Bouaziz et Jean-Michel Pires, pour semer le trouble dans la salle avec une série contes cauchemardesques pour adulescents gâtés, des sortes de spoken blues pré-apocalyptique. Charge à chacun de démêler ce qui semble être une acerbe, mais néanmoins subtile, ironie d’un exercice d’exorcisme poétique. Dans l’audience, nombre sont ceux qui paraissent s’interroger face à ces discours témoignant de la déliquescence de la condition humaine. Il est question de fragilité des corps et des esprits, des renoncements, des désillusions, des agacements face à l’âge qui gagne. Pour plomber encore un peu plus l’ambiance, Bouaziz nous invite à une rencontre déchirante, un tête-à-tête avec la misère, avec les souffrances et les injustices subies par un jeune migrant.
Bruit Noir
L’intrusion sur scène d’un fan visiblement imbibé, aux traits autant marqués par la vie que par l’émotion distillée par les mots, crée un suspens inquiet, ponctué par une accolade chaleureuse. L’intermède s’achève par un acrobatique et périlleux retour dans la foule. On échappe de justesse à l’accident et à l’entrefilet à inscrire aux faits divers. Cette musique, peinture appliquée de notre époque, use d’une brosse de peintre bien couvrante, et puise ses nuances dans le Vantablack. Une telle prestation pourrait presque damer le pion aux plus pénétrantes incisions pratiquées, il y a une vingtaine d’années, par Arnaud Michniak au sein de Programme. Mais avec Bruit Noir, même s’il faut « calmer ta joie », il semble parfois, subsister quelques lueurs d’espoir ou d’illusion, comme celle d’une ville archipel, ou l’odonymie renvoie aux acteurs des plus souhaitables causes sociales, de la commune aux artisans actuels d’une opposition radicale au libéralisme économique. Si on sort de ce set un peu sonné, décontenancé par un propos inquisiteur, est déjà acquise la certitude de ne pas avoir fait le déplacement à la Nouvelle Vague pour rien.
Bdrmm
Avec Bdrmm la tension retombe, dans une forme de légèreté insouciante et un classicisme musical rassurant. Les guitares noizy et la pop rêveuse sont de retour, cela sonne juste, tout est parfaitement exécuté, fort agréable, sans réussir à véritablement surprendre ou à transporter. Peut-être un manque de puissance et d’engagement. La prestation est certainement à l’image de la panoplie vestimentaire. Disons d’un éclectisme décomplexé, pour ne pas dire un peu à l’avenant, entre veste de reporter façons Camel Trophy, pilosité mulette-moustache et baggy pants. Même animé des meilleures intentions, il est parfois difficile de s’y retrouver totalement. Disons que l’on passe un agréable moment avec le frisson sonique en horizon d’attente.
La tête d’affiche de la soirée, pour certains, est sans doute Gaz Coombes. Sur cette édition, il est la seule et unique figure rescapée des premières années du festival Malouin. Certains se souviennent encore de la prestation impeccable de Supergrass, que Gaz Coombes menait d’une main de maître. Habité d’une énergie communicative, il avait littéralement électrisé la grande scène du fort au cours de l’été 1995. Près de trente ans plus tard, le rythme n’est plus aussi compulsif, l’attitude s’avère forcément plus posée et moins tonitruante. La voix est toujours là, la qualité des compositions reste, comme une évidence. Si son registre a évolué d’un rock nerveux, emprunté au meilleur de la fin des 60’s et du début des 70’s, vers une écriture un peu convenue, lorgnant vers un rock de stade un peu trop sage, la prestation de Gaz Coombe, accompagné par une formation solide en tout point, suscite toujours la sympathie.
Walter Astral
Pour clôturer cette première soirée, le duo Walter Astral nous ouvre les portes d’un show assumant délibérément son hédonisme. Les arabesques persanes côtoient ici adroitement la pop sixties psychédélique. Elles portent un chant lascif, distillent d’improbables récits mystico-oniriques. Le tout est soutenu par une electro enivrante chargée de vapeurs d’encens. Tous les ingrédients sont ainsi en place pour un dernier sursaut énergisant afin de conclure plaisamment la soirée.
Eat Girls
En ouverture de cette deuxième soirée, les membres du trio Eat Girls, sous des apparences de jeunes gens sages, cachent bien leur jeu. Leur style vestimentaire et leur attitude nous laisseraient plutôt présager une pop sucrée. Les deux filles et leur acolyte masculin s’amusent, avec une certaine malice, à triturer des basses lourdes, amplement gonflées au phaser, désarticulant des mélodies plaintives sur des rythmiques binaires et métronomiques aux sonorités fraichement réveillées des circuits fatigués de boites à rythmes bricolées, opportunément ressuscitées du début des années 1980. Cette formule minimaliste, adroitement bricolée, laisse échapper des chants qui empruntent des accents à la maitresse de cérémonie Siouxsie Sioux ou à la sirupeuse mélancolie de Anika. Parfois martial et pesant, Eat girls sait aussi s’accommoder de caressantes et délicieusement venimeuses mélodies. La formule est convaincante, sans renouveler radicalement le genre, elle offre une actualisation appréciable à des sonorités pourtant très connotées.
Baby’s Berzeks
Avec ce second plateau, la programmation nous impose un grand écart qui frôle la sortie de piste et l’accident de parcours. Baby’s Berzeks donne l’impression d’une glace à la fraise qui aurait adopté la danse frénétique des Oompa Loompa afin de narguer la susceptibilité de Cat Women. Ce set laisse un peu perplexe et insensible à son électro disco. Musicalement, cela ne dépasse guère le niveau d’exigence des séquences de démonstration des synthétiseurs et autres boites à rythmes de nos jeunes années. Côté prestation scénique, l’exubérance outrancière de danses névrotiques est à l’image de la basse Longhorn Dan Electro de la chanteuse, un peu trop tape-à-l’œil pour vraiment susciter l’enthousiasme.
Hooveriii
La soirée avance et Hooveriii, en formule quatuor, nous offre un providentiel retour au rock à guitare. Le psychédélisme rock californien des 70’s est ici ouvertement revendiqué. Tout est admirablement en place, porté par une section rythmique au cordeau, pleinement au service de la guitare rageuse de Bert Hoover. Porté par un sens mélodique affirmé, ce dernier alterne rythmiques fuzz tranchantes, solos et riffs rageurs, descentes de manches incendiaires, vibratos et glissandos en bataille ne laisse pas un fret en sommeil. Tous les ingrédients sont déployés pour nous amener à penser à un parent apaisé des Osees ou à une formule économique de King Lizzard.
Slift
Passé minuit le ton monte encore d’un cran, ou plutôt même d’une grosse poignée de crans. Le trio Toulousain Slift est la sensation du moment et certainement la prestation la plus attendue du week-end. Leur signature récente sur le label américain Sub Pop n’est évidemment pas étrangère à cela. Les deux frères Jean et Rémi Fossat respectivement guitariste et bassiste, accompagnés du batteur Canek Flores n’ont pas démenti leur réputation de monstre de scène. La prestation adopte quasi instantanément des allures incendiaires. Campées de chaque côté de la batterie la basse et la guitare, toutes deux des Gibson SG immaculées, affirmant une posture rock dur, entament une performance qui n’aura de cesse de jouer sur l’intensification, dans un savant mélange d’influences explosives, parfois manipulées aux limites de l’improbable. Le rock progressif, le psychédélisme, le kraut rock, le post rock, le heavy métal, des plages s’aventurent même au voisinage de l’atmosphérique, tout y passe, mais la formule ne laisse passer aucune approximation. Dans une parfaite symbiose, le trio déploie une musique d’une violence aussi tempétueuse que ténébreuse sans jamais tomber dans une caricature surfaite. Malgré un chant hurlé qui suscite de temps en temps quelques réserves, la voix convainc d’autant plus quand elle s’écarte de ce registre. Le tout est admirablement accompagné d’une scénographie vidéo proprement splendide, dans laquelle se déploient des visuels fluides et aléatoires. Les pixels fourmillent et grouillent, élaborant des structures indistinctes, oscillant entre l’organique et le minéral, dans des tons de rouilles et de gris. Ce set électrisant, branché sous très haute tension, a des allures d’uppercut implacable. Slift nous laisse un peu groggy, littéralement sans voix, mais avant tout conscients d’avoir assisté à un concert mémorable.
Decius
Difficile alors de se plonger, avec toute la disponibilité nécessaire, dans une ultime performance. D’autant que celle-ci s’annonce, elle aussi, atypique et éprouvante. Decius c’est un peu Iggy Pop qui aurait rangé au placard la fulgurance du rock pour s’abandonner, vêtu d’un jogging informe, sur de l’acid-house cabossée, tout en se faisant accompagner dans une cave d’immeuble sordide par un trio adoptant une posture à la rigidité toute Kraftwerkienne. La performance se satisfait d’un franc minimalisme. Lias Saoudi, dont on avait pu gouter l’aptitude à l’outrance lors de sa prestation au sein de Fat White Familly lors de l’édition estivale 2022, est le maitre de la scène. Il adopte des postures lascives et explicites, un peu salaces, se répand sur le sol, s’abreuve copieusement de grandes lampées de whisky, donne de sa personne avec une outrance sulfureuse, tout en jouant la carte de l’épuisement. En guise de final, cette performance ne laisse évidemment pas indifférent, suscitant des réactions extrêmes de rejet ou d’attirance admirative.
Au final, ces deux jours nous laissent le gout subtil d’une édition contrastée, dont on retiendra essentiellement les performances de Slift, Bruit noir et Eat girls. Sont-ils les signes évidents d’une époque tourmentée ou des états d’âme transitoires ? Au cœur de l’hiver malouin, cette collection de la route du rock portait à merveille les couleurs de l’anticipation apocalyptique, des constats désillusionnés sur une société malade et les noirceurs psychologiques.
Crédit photos : Bruno Elisabeth.
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