Dreamworld ou la vie fabuleuse de Daniel Treacy : Benjamin Berton bouscule le confort d’une biographie rock

Dreamworld ou la vie fabuleuse de Daniel Treacy - Benjamin BertonPour les apôtres du rock indé, Dan Treacy, compositeur des Television Personalities, est l’un des songwriters ayant le plus tutoyé le génie cramé d’adultes-enfants tels que Syd Barrett ou Brian Wilson. En France, les TVPs, malgré l’engouement de Kurt Cobain au moment de l’explosion Nervermind, restaient uniquement idolâtrés par les fanzines et la presse indépendante (le Magic ! de Basterra et Greib, Les Inrocks de Fevret et Beauvallet). Un secret à partager entre intimes, un culte à propager à chaque occasion (en vain car même les fans de Nirvana n’y comprenaient rien), une bataille pop de perdue. Autre beautiful loser assez proche de Dan, quoi que dans un registre moins narcotique, Lawrence (Felt, Go-Kart Mozart, Denim) s’en est mieux sorti que le leader des Television Personalities. C’est dire la poisse, l’anachronisme mais aussi l’autodestruction nichés derrière l’auteur de “I Know Where Syd Barrett Lives” (probablement l’intitulé le plus connu des TVPs – la chanson, moins).

Une histoire de la pop, qui commence évidemment bien et se termine inévitablement mal, que le romancier Benjamin Berton, avec élégance, retranscrit de façon personnelle.

Car Dreamworld n’est pas vraiment une biographie de Dan Treacy. Ou plutôt : il s’agit d’une bio qui échappe à tous les clichés, à toutes les craintes du lecteur (des faits, rien que des faits) pour se transformer en un livre réaliste et fantasmé – on pense aux mises en abyme cinématographiques de Todd Haynes lorsqu’il rêvait le glam rock et Dylan.

En soi, Dreamworld, d’un strict point de vue historique, s’impose comme un ouvrage aussi méticuleux que définitif. Tout y est, et plus encore : du pourquoi Daniel était-il aussi nostalgique des 60s, des premiers espoirs (“Part-Time punks”, single adoubé en 78 par John Peel) jusqu’à l’évidence d’une formation géniale mais maudite, du label Whaam ! puis sa renaissance sous l’entité Dreamworld (avec, au centre, la signature des Mighty Lemon Drops), de la rencontre Treacy / Cobain et leurs effondrements diamétralement opposés… Benjamin Berton, documentaliste sourcilleux, pousse le sens du détail jusqu’à nous décrire les appartements où vécu Daniel, ainsi que le nom de ses chats (Madonna et Andy Warhol !).

L’écrivain en resterait à cette profusion de révélations, son livre s’imposerait déjà comme essentiel (on ne voit pas qui osera, après Benjamin Berton, consacrer un ouvrage aux TVPs tant le récit s’impose ici complet). Mais Dreamworld, dès son troisième chapitre, s’offre une incartade imaginaire avec l’apparition de Geoffrey Ingram, personnage du film Un Goût de miel (A Taste of Honey de Tony Richardson, en 61, qu’interprétait l’acteur Murray Melvin), titre-nom d’une chanson des TVPs mais également pseudonyme avec lequel Daniel signait certains de ses textes. Benjamin Berton imagine une suite de rencontres, parfois alcoolisées, en compagnie de cet immortel Geoffrey, avec pour but d’en savoir toujours plus sur Treacy, jusqu’à la découverte d’images inédites et certainement mensongères (une discussion entre Dan et un Syd Barrett bouffi lors d’une soirée organisée par Salvador Dali – “Salvador Dali’s Garden Party”, donc).

Comme si l’immersion de Berton dans la psychologie de Dan Treacy se situait à un tel degré d’intensité qu’elle pourrait donner existence à un personnage de fiction qui lui révélerait les zones secrètes du musicien. Biographie et délires psychés s’assemblent miraculeusement, jusqu’à placer le lecteur en situation de doute. Benjamin Berton : « J’ai réfléchi quelques semaines à la forme que je voulais donner au livre. Un vrai travail historique, avec beaucoup de données, des interviews, énormément de faits vrais. C’était ma première intention et puis je me suis rendu compte qu’en étant en France et même en multipliant les interviews (j’en ai réalisé une trentaine au final, tout de même), je n’aurais qu’un aperçu de la vie de Daniel Treacy et que d’une certaine façon cela ne me donnerait pas les clés d’une existence qui est morcelée et pleine de zones d’ombre. C’est là que, presque par magie, je suis tombé sur plusieurs notes, des pochettes de CDs, des lettres où Treacy signait des textes qu’il avait écrits du nom de Geoffrey Ingram. J’ai recherché ce qui poussait Treacy à agir ainsi, ce qui le liait à ce personnage de fiction et puis les choses se sont mises en place. Il y avait chez lui ce dialogue permanent avec les autres époques, les 60s, les tableaux, les vieux films. Geoffrey Ingram était la clé. Assez logiquement, il me semblait que si Daniel n’était plus en état de parler, Ingram pouvait l’être et qu’il devait alors me faire passer, en contrebande et par amitié, ce qu’il savait, la doc qu’il avait rassemblée. Je tenais ma structure. »

Le romanesque permettrait-il d’accéder à une vérité cachée que l’écriture réaliste serait incapable d’atteindre ? « J’espère en avoir dit autant en faisant ce livre qui repose sur une certaine technique romanesque, ce livre de fan aussi, d’historien, de journaliste musical, que si j’avais juste fait une biographie classique en partant de la naissance et en arrivant jusqu’à nos jours », explique Benjamin. Ce qui permet également à Dreamworld d’outrepasser le strict cadre des TVPs, donc de la musique, pour s’ouvrir à d’autres cultures : « J’aurais pu faire un livre plus long, plus documenté encore mais il n’aurait sans doute intéressé que moi et une demie douzaine de personnes, tandis que là j’avais la chance, en faisant un peu de spectacle, d’intéresser un peu plus de monde. Surtout, il m’a semblé que cette forme un peu psychédélique aurait plu à Daniel Treacy et renvoyait directement à son travail. Les chansons des Television Personalities ont la particularité de renvoyer à des dizaines, à des centaines de références culturelles. Elles parlent de peinture, de films, d’autres chansons, de livres. Il fallait que le livre fonctionne de cette manière et soit ouvert en grand sur la culture anglaise, qu’il ouvre des portes et l’envie d’en savoir plus sur Bridget Riley, sur Joe Orton, sur Joe Meek, sur les Kinks. La vérité des TVPs est dans cette synthèse remarquable du XXème siècle britannique que propose Treacy à travers son œuvre. Et ce n’est pas quelque chose qu’on peut espérer rendre avec un cours magistral ou un simple regard d’historien. »

Dreamworld ou la vie fabuleuse de Daniel Treacy – Le Boulon / Editions du Layeur

Quelques liens TVPs qui peuvent aider à oublier le confinement :

https://www.youtube.com/watch?v=gNgVkAzGSSc

 

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1 Comments

  1. says: perseverance

    il est gentil benjamin berton mais il faut pas oublier un autre immense groupe typiquement britannique c’est XTC du non moins immense andy partridge

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