Cet album est une tuerie. Entre le dernier album de Caroline Polachek, Desire, I Want To Turn Into You et le Tension de Kylie Minogue qu’on tentera de chroniquer s’il nous reste quelques forces, les chanteuses solo nous gâtent en cette année 2023. Après l’ultra-dansant Róisín Machine (2020), sorti, cynisme de l’histoire, durant la période de Covid et qui vous apportait le club album en main, le Hit Parade de Róisín Murphy inverse la perspective. Cette fois, c’est sa confection qui a été traversé par la crise, produit, si l’on se fie à la feuille de bord, entre aéroports et hôtels, avec le renommé DJ Koze, prince à sa manière de ce qu’on appellerait une french touch allemande. Et dieu que c’est bon, du nectar pour les oreilles…
Les raisins de la joie
Quand on se souvient de la Róisín de Moloko, groupe de disco trip hop culte, difficile de deviner un tel cheminement entre ce point de départ et ce sixième album de sa carrière solo, vingt ans plus tard. Les reines vocales du dancefloor comme Amanda Wilson et Sophie Ellen-Baxtor font relativement simple après l’extinction de leur gloire, passant de quelques singles rois à une carrière tristement clairsemée. Pas Róisín, ayant à cœur de proposer des albums exigeants, souvent expérimentaux, donnant tort au destin des divas du dancefloor. What Not To Do est une sacrée entrée en matière, et une matière noire, dégageant une prestance torve, belliqueuse. Voilà un album qui dresse un univers allant de la soul à la house, et qui nous ouvre son portail sans pour autant confier ses clefs.
Alors que l’on devait s’attendre à qu’il soit un album hautement dansant, de par la présence de Koze, Hit Parade déjoue encore les intuitions. Pas de morceaux prédisposés à se hisser facilement en haut du podium non plus, mais un album en grand huit, où chaque piste se détache de l’autre. L’exercice est doublement audacieux. D’abord pour Róisín, jouant encore plus qu’avec ses autres albums l’acrobate. Mais aussi pour DJ Koze, semblant s’amuser comme un petit fou en distordant la voix de sa chanteuse, placée en toute confiance dans les paluches du DJ, et que Koze va malmener dans tous les sens. Chaque piste semble être une énorme salle de jeu pour producteur, déneigeant de nouvelles pistes qu’il n’a pas eu l’occasion de labourer en solitaire. Fader est un morceau disco pop comme seuls les britanniques les font, Bent et St. Etienne, un disco non infantile bavant ses violons, d’une prestance électronique du tonnerre. Two Ways, lui, est un morceau de trap délirant, où les notes doucereuses émanent d’un magma glacé, se superposant à une rythmique rutilante où chaque battement est un stalactite bien poli. Contrairement au dernier album de Current Joys, s’essayant à beaucoup, mais sonnant comme une compilation de talents jetés brutalement sur la toile, Hit Parade donne une impression de pointure hautement sophistiquée. Murphy et Koze vont au-delà de l’exercice d’expérimentations. À mesure de notre avancement sur les pistes, le sentiment d’être devant un album remarquable s’impose, un album répondant aux exigences d’audace, de diversité unitaire et donc, d’étrangeté, des meilleurs.
Hit hit hit, hourra!
L’instant club se fait attendre. C’est dans son dernier quart qu’il arrive. Alors certes, nous ne sommes pas dans les proportions de sa compatriote Alison Goldfrapp (les deux habitent d’ailleurs Ibiza) semblant, elle, bien plus troublée par son avancement dans l’âge, un âge commençant à vouloir l’éloigner du club, et qui tartinait du clubbing à tout-va sur The Love Intention. Mais là encore, ce n’est pas la facilité avec laquelle jouent Murphy et Koze. La patine est classieuse, et les effets vocaux et autres échantillonnages propres à la culture de Koze turlupinent l’auditeur, sautant à ses oreilles. On imaginait pas une telle confiance de Murphy pour se laisser tordre, défigurer la voix, une voix incomparable, mais qu’on pourrait tenter de rapprocher de celle de Björk, une Björk se donnant à voix perdue comme Grace Jones. D’autant plus que les pistes sont consistantes (l’album avoisine l’heure), plus fantasques et mieux réfléchies que chez Miss Kittin & The Hacker. Can’t Replicate évoque évidemment The Man With The Red Face de Laurent Garnier, et si l’on remonte les jeux d’influences en concaténation, le précurseur French Kiss de Lil’ Louis. Free Will, lui, n’est pas sans rappeler, avec son ambiance lounge teintée d’afrobeat, le merveilleux flottement farniente des compilations Hed Kandi. Cela va sans dire que Murphy ne joue pas dans la même cour que sa copine Jessie Ware (That! Feels Good) ou du sympathique mais léger Mid-Air de Romy.
Hit Parade est une mer de sons qui nous avale sans bouée dont Koze est l’unique maître décorateur. On peut parler d’un album plein, bien que débordant par-ci par-là de quelques interludes inutiles. Pas sûr que tout le monde y trouve son compte, tant le disque, bien qu’éminemment royal dans sa pop, est exigeant, peut déstabiliser ses auditeurs. Hit Parade sera donc la meilleure réponse aux déçus des dernières itérations d’Everything but The Girl et de Robyn, solides mais trop aseptisées à nos goûts – un pied-de-nez complet à son titre, tant son hétérogénéité instaure un sentiment d’insolite sortilège.
C’est une artiste que j’ai découverte assez récemment et elle ne déçoit pas. Dans son excentricité toute en liberté, sa volonté de se remettre en cause et de chercher, je la mets du côté de Bowie.
Vous avez raison. Chaque album jure des autres. Il y a une véritable mue qui s’opère entre chaque, quelque chose d’improbable et d’inattendu. Dans sa manière de laisser triturer sa voix et son abandon, elle m’a rappelé Grace Jones.
Comparaison intéressante. C’est vrai que le travail sur la voix s’en rapproche. Il me semble que Jones a eu une carrière assez courte et n’a pas eu à durer.
Oui, il y a une bizarrerie dans la voix de Murphy, quelque chose de « camp ». Que dire de Grace Jones, si ce n’est : artiste formidable, avec une carrière certes ne rencontrant jamais le succès pop qu’elle est (elle est un pur objet pop – mannequin, actrice, créature insaisissable), mais elle est une chanteuse à la carrière incomparable – carrière qu’elle perpétue divinement, à présent septuagénaire. Je vous recommande d’écouter l’album tout aussi expérimental « Slave To The Rythm » (1985) produit par Travor Horn. C’est tout un voyage…
Je suis assez vieux pour avoir connu Jones en pleine bourre – et l’avoir vu débarquer sur les placards publicitaires – donc, oui, Slave to the Rythm. Mais j’ignorais qu’elle était encore en activité – quoique je l’ai entendue récemment sur un titre d’un album que j’ai acquis mais j’ignore si c’était un sample ou une invitation.