Magenta n’est pas qu’une teinte de pourpre à changer quand votre imprimante est à sec. C’est également la forme renouvelée du populaire groupe Fauve, une mutation délaissant sa chrysalide rock slam pour une pop cette fois électronique. Alors que les membres ont hiverné pendant 5 ans en potassant ce projet (à côté duquel s’en est développé d’autres variantes, notamment Autrans et Distractions), aucune dislocation n’est à constater, juste une mue osée : celle de faire table rase avec Monogramme, 1er album de cet ancien groupe.
Moins que zéro
Issu de n’importe où, sauf du sérail, Magenta s’est accordé du temps pour investir un tout nouveau genre musical qui lui était inconnu. La bande comporte un fonctionnement plus proche d’un moulin ou d’une coopérative, le nombre de membres restant inconnu et variable. La clique s’est donc senti le courage de retrouver l’anonymat le plus complet et de s’accorder du temps. Malheureusement, la demi-décennie aurait dû durer le quadruple. Des morceaux comme Assez?, tout comme l’introductif Avant, sont la définition même de l’inutile, là sans exister. Les instrumentales pourraient être le fond de cuve de n’importe quelle production deep house mensuelle à échelle mondiale. C’est cyan comme la pluie. Bienheureusement, on ne peut qu’être étonné en bien après cela. Les titres les plus mélodieux, ceux atteignant une sympathique moyenne, sont ceux aux carnations de votre encre HP, Ultramarine* ou Pointe Rouge*. Prises respectivement, on a l’impression d’entendre la deep house du duo Eli & Fur ou la french touch de Lifelike, les deux genres mamelles sur lesquels tire le groupe, alors que les deux pistes semblent puisées de la même source. Un peu plus avec Faux, nous sentons l’influence de deux célèbres robots, mais aussi d’artistes un peu plus discrets de l’âge d’or parisien, comme Alan Braxe (moitié de Stardust) ou Fred Falke. Nous préférons quand la voix du chanteur inconnu est utilisée comme gimmick instrumental. En bref, quand cela ne veut pas dire grand chose.
C’est une musique nocturne, celle que l’on met dans sa voiture, quand, sur la route vers la discothèque de province la plus infecte pour noyer son chagrin, les uniques lumières sont celles d’un pitoyable tunnel et de votre kilométrage. On imagine des pauvres gars comme ce qu’ils semblent écrire d’eux, des parias à capuche hantant les parking de station-service la nuit ; une fraction de la jeunesse française déboussolée qui, lorsqu’elle était plus jeune, allait trainer ses guêtres au Metropolis de Rungis plutôt qu’au Social Club (maison mère de la french touch, ceci explique peut-être le fait que cette musique leur soit arrivée avec deux décennies de retard), trop sélect, et qui, la trentaine venue, longe azimutée les échangeurs, la nostalgie d’un passé meilleur entravant la gorge. Celle qui frôle dès un jeudi soir alcoolisé le regard les prostituées et autres déclassés de la société, dont ils font à présent partie.
Monogramme est un des albums les plus fascinants à analyser. Fatigué cristallise tout le problème de leur musique. D’abord, l’individu qui pépie n’est pas ce qu’on appellerait un chanteur à voix. Soit. De toute manière, et d’autant plus lorsque l’on joue dans la cour de l’électro-pop, il existe de multiples manières de l’embellir à travers diverses astuces. Pourtant, excepté les meilleures pistes (soit celles les plus pauvres en paroles), le chanteur – l’anonymat a du bon – s’obstine à dévaler des envolées lyriques imbuvables pour nos oreilles, alors même qu’elle seyait très bien avec la musique hésitante de Fauve. Quand nous nous penchons un peu sur les paroles, pour entendre ce jeune gringalet bien sous tous les rapports singer un langage racailleux à coup de « frère » et « j’m’en bats les couilles« , l’envie de nous les boucher aux coton-tiges trempés à l’acide nous saisit. Et pourtant, nous aurions à moitié raison. On s’explique.
Le blues du petit peuple blanc
Si l’intelligentsia parisien avait l’intelligence qu’elle pense avoir, elle aurait détecté qu’il y a quelque chose qui cloche pas rond dans ces paroles. L’époque est aux lamentations, certes, mais pas à n’importe lesquelles, et celles-ci ont à vrai dire une saveur différente. Non enfants de la balle, on devine aisément que leur milieu social a joué dans cette vision. Et de cet album, il n’y a que leur discours qui est à sauver, tellement il est insolite de la règle. Il comporte une parole rare : c’est la fatigue des petits blancs milléniaux qui s’y dessine ; cette homélie est celle de la France périphérique blanche, celle qui ne se cache plus vraiment. En émane un portrait assez alarmant, celle des Gilets Jaunes, des classes moyennes qui triment et en ont Assez, celle dont les parents votaient anciennement PCF et qui, pour certains, ont couru dans les jupons du RN. Des jeunes gens ne croyant plus en rien, si ce n’est ceci : le monde vrille. Un discours assez bienvenu en 2021, d’autant plus lorsque l’on connait la détestation du show-biz (dont ils ne font pas partie, mais avec lesquels ils vont devoir jouer) envers toute diversité intellectuelle. Dès lors, on se gausse quand on sait que le groupe a été convié dans des bastions comme Quotidien.
Si Magenta a bien une qualité avec cet album, c’est l’audace assez énorme qu’incombe leur sincérité. Loin de là l’idée d’affirmer qu’ils ont un discours « non d’une certaine gauche », non, ce serait leur faire déshonneur, et à vrai dire, peu nous importe le bord, mais que celui-ci aborde avec une certaine âpreté des sujets tabous délaissés par le spectre pop : l’insécurité, l’enlaidissement, la déperdition d’un socle de valeurs communes, l’individualisme rampant. Et quand on sait que derrière Magenta, il peut y avoir une dizaine de personnes validant ces texte, cela laisse à réfléchir. 2019 est le titre le plus court mais aussi le plus subjuguant. Le chanteur aligne, sur une nappe sonore rappelant la scène d’ouverture par Wendy Carlos d’Orange Mécanique, d’une voix zombifiée rappelant celles amorphe d’Institut (Spécialiste mondial du retour d’affection) ou de Bertrand Burgalat (qui lui non plus n’est pas un chanteur à voix, mais qui sait en jouer), un ensemble de grands titres allant du fait divers le plus banalement violent à des dévolutions sociétales préfigurant l’obsolescence programmée d’un pays :
Manifestations des chauffeurs de VTC,
Dans le cœur de Paris : Hommage des… / Hommage des anonymes devant le Bataclan (x4),
Avoir des grosses fesses : la nouvelle obsession des filles,
Pogba offre aux Bleus une bague sertie de diamants, rubis et saphirs,
Enfants de Daech : le témoignage bouleversant d’une française qui veut revoir son petit-fils
Un peu plus tôt, dans Fatigué : « T’es plus serein quand tu marches le soir / Tu stresses qu’un cinglé vienne frapper / Toujours à l’affut de quelque chose de sale, de noir« . Heureusement que les gars ne se sont pas appelés « Gare du Nord », hein… Bon, plus de doute, on est bien dans La France Orange Mécanique. Dès lors, nos oreilles sont à l’affut, tentant de rester imperméables aux chants, mais non au message.
Soja Club
Nous sommes ravis d’entendre un bon sens pareil. Mais moins quand ce discours n’est constitué que de jérémiades. Décidément… En fait, notre troupe nous rappelle presque les polytoxicomanes dépressifs du roman Dynamique du Chaos de Ghislain Gilberti. Le lecteur de ce livre ne peut qu’éprouver une sorte de mépris courtois pour ces antihéros lucides mais volontairement impuissants. En fait, en mettant côte à côte la plupart des titres, on s’exténue de cette fontaine lacrymale de plaintes, agacé de constater, par quel miracle, ces individus sont conscients d’une régression générale, mais n’en apprennent rien. La médiocrité de celui qui sait, mais qui consent à ne rien faire par abattement, visage voilé. Loin sont les paumés des romans et films d’Irvine Welsh : ici, pas d’humour de ceux à qui il ne reste rien, ni la gnaque des aventuriers dansant sur un volcan. Pourtant, Magenta prend tellement de risques avec son discours osé mais excessivement paniquard, que des gens mal attentionnés d’en haut pourraient dire d’eux, à l’écoute de Nikki III (vous aurez noté la grande recherche de ces titres sibyllins, la fatigue me direz-vous) que c’est un discours d’incels qui « fument des clopes et roulent au diesel » comme disait l’autre, ce qui serait faux, alors que d’autres personnes d’en bas, tout aussi nocives, pourraient y voir à la suite de Maman une musique de « babtous fragiles », ce à quoi nous ne leur donnerions (malheureusement) pas si tort.
Quand on entend des trentaines dirent avec une vulgarité sans équivalent « Mais qu’est-ce que tu me soûles frère! / Je vais tout claquer, j’m’en bats les couilles, je me donne deux ans!« , on songe à deviner le regard de nos aïeux ouvriers du siècle dernier sur cette jeunesse dévitalisée. Avant de nous esclaffer définitivement de rires quand on entend la phrase de la lose ultime, sur une voix chevrotante : « Les années passent, / J’suis plus tout jeune« . Les gars ont seulement la trentaine. Angoisse de vieux-jeunes qui, défendons-les sur ce point, ne leur ai pas exclusive (nous évoquions ce trouble existentiel millénial avec le titre 93 de Menni Jab et Pi-Well). Mais le chemin qui reste va leur sembler long… Boom Bap, hymne de l’homme soja?
Le mal-être est tellement exubérant qu’on serait tenté de les aider en leur suggérant de changer leur « Magenta Club » en Fight Club pour se faire pousser des muscles et des mâchoires. Solide, tout ce qu’ils ne sont pas, étaye notre argumentaire. Si aller dire à une fille qu’on l’aime, c’est courageux, alors à ce rythme, l’État récompensera les parents ayant la hardiesse de faire un enfant. Ah, on me dit dans l’oreillette que cela arrive… Tout nos propos semblent gratuits, et pourtant non. Car Magenta aimerait s’inscrire, le talent et le nihilisme vitaliste en moins, à côté de groupe comme PNL, Teleraptor ou plus encore Bagarre en France, des groupes électro pop et rap avec une certaine âme assez punk. Sauf que ce n’est pas en matant du Peaky Blinders qu’on en reçoit une. N’est pas The Prodigy qui veut. LCD Soundsystem ne volera jamais avec des Therapie Taxi et Paradis, des poids mouche présentant une envie commune et des défauts similaires à Magenta. Qu’ils aillent lire un peu plus de livres et écouter l’inventivité de production électronique de nos jours. Si les gars ont débuté leurs projet il y a 5 ans suite au déclic d’une découverte tardive du Homework (album datant de … 1997) des Daft Punk, qui hantent Faux, on se fait du mouron pour eux. C’est pas gagné… D’ailleurs, le clan nous achève avec Avec toi, l’ingénieuse idée de défigurer le monument Music Sounds Better With You de Stardust les ayant traversé.
Face à un tel album que l’on aurait voulu apprécier, nous sommes écartelés entre applaudir le courage des thèmes visités et vomir son emballage pop. Consolons nous avec leurs clips assez léchés, piochant chez Fabrice du Welz tout comme Gaspar Noé et Nicolas Winding Refn. On aurait préféré qu’ils améliorent leur sélection de titres, les morceaux absents Intimité ou celui (assez bon) en collaboration Vendredi sur Mer, issus du premier EP, étant plus robustes. De même que leurs remix non officiels et autres edits composés à l’arrache, démontrant un certain talent musical qui n’est plus à prouver, mais qui est totalement absent ici bas. Ou, tout du moins, lui boucler la voix, et ainsi la limiter à des onomatopées, telle l’agréable « oooooahhh oooooahhh » entendue sur Honda Wave. Et cela même si cela se paye par la perte de ce discours revigorant. D’autant plus que Magenta, à l’origine, devait être exclusivement musical. L’avantage avec cette amicale des hypocondriaques musiciens, c’est qu’il est facile de changer de chanteur. Arrêter de chanter ou instrumentaliser la voie des autres semblent une voie médiane sage. Les Magenta ne pourront qu’être à leur optimum quand ils se seront débarrassés de leur passé félin.