Le rapport des artistes étrangers à la France a toujours été spécial. Il ne peut qu’être ambivalent, tant l’écart s’est agrandi entre l’imaginaire collectif et cette France d’aujourd’hui, ombre diminuée de la première. Chilly Gonzales n’y échappe pas. Présent à l’international mais aussi solidement implanté en France par un accès privilégié (de par sa maîtrise de la langue), touche-à-tout respectable par ses collaborations de tout ordre (Jane Birkin, Jarvis Cocker, Drake, etc., jugez l’intéressante diversité), le pianiste signe un album d’amour quelque peu contrariant à madame France.
Céfran six sous
Mais dès les premières secondes, on tombe de la Tour Eiffel. L’entrée en matière de French Kiss est une catastrophe. Après malaise TV, c’est malaise CD! Rien ne va, et avec cette reprise du Clair de lune et cet autre Lac du Cerf, Debussy et Gabriel Fauré meurent une seconde fois. À cause d’avoir trop traîné avec les membres de la french touch, Chilly pense s’approprier le concept d’échantillonnage (qu’il confond avec celui de reprise) qu’il prolonge avec un stupide concours de largage de noms, quand ce n’est pas quelques coups de léchouilles se perdant dans des fentes. Citer ses inspirations, qu’elles soient littéraires et musicales, complètement diverses, et les entremêler – il n’y a en cela aucun problème ; c’est louable. Le problème est quand l’exercice devient gadget, et s’accompagne d’un aplanissement désastreux, d’une indifférenciation démago jettant (presque) tout au même niveau : « J’suis trop fier / De parler dans la langue de Voltaire / Flaubert, Baudelaire et Bangalter » (!). Puis : « Beaucoup trop jeune pour Verlaine ou Prévert, je préfère lire Despentes« . Chilly coche toutes les cases de l’auditeur-robot bienveillant mais faussement transgressif de France Inter. On a connu Chilly plus courageux.
Et pourtant, cet album n’en manque pas, pour être honnête. Même si on ne comprend pas encore si Chilly sait que le rap, ce n’est pas seulement tirer des balles sémantiques, mais aussi les scander sur un flux rythmé – ce qui fait de cet album étiqueté comme « de rap » par son auteur n’en est pas – on remarquera que son « beau parleur » en sort quelques-unes pas piquées des hannetons, mais d’une vulgarité pétaradante (« Ça vous excite, quand je vous baise dans l’oreille !« , « J’aime les castors, mais à la frontière !« ). On ne sait pas vraiment si notre canadien a compris que la France a presque, en matière de terreur éveillée et d’offusqués professionnels, dépasser le maître Canada depuis quelques années. Mais ne vous en faites pas trop, car Chilly s’est entouré de quelques gardiens de la bien-séance pour s’en faire bouclier, en cas de raid, comme Juliette Armanet réussissant à signer l’un des meilleurs morceaux, chuintant comme Charlotte Gainsbourg ; ce serait presque un excellent titre si Chilly ne se sentait obligé de tout saloper. Son problème ? Ne pouvoir s’empêcher de trop en faire.
Con-con-rit-con
En termes d’invités et de cautions branchouilles, l’album tape dans le gotha du pseudo-cool. Voyez par vous même. Cut Dick et son petit rythme funky profite de l’absence de paroles. Parait qu’elles ont été écrites par le copain Mr. Oizo. Teki Latex de TTC, lui, rebrousse chemin sur Nos meilleures vies, et à entendre son couplet-couloir, on se dit qu’il a véritablement besoin de s’étendre sur son complexe au rap ; mais préférablement chez un spécialiste, pas sur une piste! Et que dire de ce fantasme de relecture de leur propre carrière sauce rock star / rap game que Teki, mais surtout Chilly, assènent à de multiples reprises, et à laquelle nous ne croyons simplement pas? Avant une chanson-anecdote complètement insignifiante sur Charles Aznavour, Chilly mime sur Wonderfoule l’ami Philippe Katerine, version discount, avec une Dombasle aux fraises des bois ; des fraises ayant bien mal tourné.
Le ridicule ne tue pas les vivants. Il est même essentiel dans la musique, grandement nécessaire pour s’accompagner d’audace. Et la palme de celui-ci revient au – pourtant – plus qu’osé thème d’Il pleut sur Notre-Dame. On conviendra que signer une musique sur Notre-Dame est une action relativement courageuse, étant donné la chape de plomb de notre actuelle médiacratie bouffeuse de curés. Mais malgré la sincérité du trauma de l’auteur, le morceau réussit à être parfaitement mauvais, d’une naïve lourdeur faisant officiellement du Notre Dame de Morrissey le meilleur morceau sur le sujet, faute de trop nombreux concurrents. Que cela soit l’écriture ou le nom de la collègue (la dénommée… Bonnie Banane – prière de ne pas pouffer!) : rien ne va, et on ne sait plus si on doit craindre ou espérer entendre, à chaque détour de refrain, un « Il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille! » de notre Patrice Sébastien du piano, jouant celui-ci comme sur l’album Consumed in Key (2022), de façon désagréablement compacte et fragmentée.
Gonzales apparait tour à tour « attachiant » et « horripichant« . Il conserve ses (grosses) névroses, et pour nous, ce n’est pas grave en soi, comme on l’évoquait dernièrement avec Current Joys ; mais faute de sublimation, on ne voit que ça. Avec les muets et très bons Romance sans parole No. 3 et Message personnel (Michel Berger et Françoise Hardi, repris ici, échappent à la francisque) et leur piano moelleux, c’est vraiment quand il se tait qu’il est à son meilleur. Nous ne lui avons jamais demandé de faire du Akira Kosemura, encore moins d’être un Fazil Say pour l’apprécier. Nous pensons vraiment qu’il devrait cesser son activité de beau parleur, tout du moins la dissocier de sa musique, et on repense avec émotion à sa musique de Chambers (2015). « Le style, c’est l’homme », disait Flaubert. Pour autant, on ne peut s’empêcher d’apprécier l’homme sans détester cet album-là.
02. Il pleut sur Nôtre-Dame (ft. Bonnie Banane)
03. Lac du cerf (ft. Christine Ott)
04. Nos meilleures vies (ft. Teki Latex)
05. Wonderfoule (ft. Arielle Dombasle)
06. Cut Dick
07. Romance sans parole No. 3
08. Gangstavour
09. Piano à Paris (ft. Juliette Armanet)
10. Richard et moi (ft. Richard Cleyderman)
11. Message personnel